J’ai eu du mal à trouver le fil, narratif ou logique, pour parler du virus et de l’expérience — peut-être encore trop fraiche — des modalités multiples dont il a su façonner nos vies, nos relations et nos subjectivités. En réfléchissant à ce problème de méthode, j’arrivais toujours à une même question, qui d’ailleurs n’était pas la mienne, une question d’autrui qui posait les conditions de ma pensée. Elle m’avait été suggérée par Anne Cvetkovich il y a trois ou quatre ans, pendant un atelier d’écriture à Belgrade où elle avait demandé aux participants : what does capitalism make you feel ? Question toute simple, naïve même, mais qui à l’époque m’avait ouvert un vocabulaire critique autre. Afin de comprendre la prise du pouvoir sur un sujet, proposait Cvetkovich, il faut en cataloguer les sentiments : tracer la géographie intime des affects collectifs et des sentiments politiques que ce pouvoir engendre, tout comme de ceux qu’il rend impossibles et invivables. Je m’étais alors demandé, quels sont les sentiments éprouvés par ma génération qui vit au bord de l'extinction ? Comment portons-nous le poids de la précarité ou le ressentiment envers nos « parents » qui nous ont laissé un monde en ruines ? Et encore, quelle solitude dans la phrase « je ne vais pas avoir d’enfants, tu sais, à cause du climat » ? Est-ce une solitude politique ? Comment nous sentons-nous en tant que génération, pays et peuple ? Est-ce que les États ont des sentiment, la Grèce se sent-elle trahie par l’Europe, et les États-Unis sont-ils tombés dans une dépression après l’élection de Trump ?
Penser le virus a signifié, pour moi, revenir à ce registre problématique car non seulement il y a une profonde continuité entre les questions sur les sentiments du capital et celles soulevées par le virus, mais les questions sentimentales sont peut-être le seul genre de questions auquel je me sens capable, à ce stade de la réflexion, d’ébaucher une réponse. J’ai alors compris que ce n’était pas un fil, narratif ou logique, qu’il fallait attraper, pour donner un sens ou pour rendre compte du phénomène du virus, mais plutôt un centre libidinal auquel il nous fallait trouver une voie d’accès ; il faut en d’autres termes se demander : qu’est-ce que le virus nous a fait ressentir ? Quels nouveaux sentiments a-t-il produit et quels sentiments anciens a-t-il réveillé ? Quels sentiments impossibles ?
Commençons par le plus fort et, paradoxalement, le plus partagé : la solitude. On a été seuls. Peut-être, pour la première fois, on a tous été seuls. On a tous été seuls, ou bien on a été seuls ensemble, au même moment, collectivement, même si, bien sûr, dans des conditions très différentes. C’était une solitude complexe, capable de devenir lieu de désespoir, témoignage de l’abandon, mais aussi déclaration d’amour, de solidarité et de protestation. Un passage de La bête et le souverain me vient à l’esprit, où nous retrouvons les dimensions paradoxales de la solitude que j’aimerais soulever dans ce petit texte. Le voici :
Méditez l’abime de cette phrase : je suis seul(e) avec toi, avec toi je suis seul(e), seul(e) au monde. Car il y va toujours du monde, quand on parle de solitude. Je suis seul(e) avec toi au monde. Cela peut-être la plus belle déclaration d’amour ou le plus désespérant témoignage, la plus grave attestation ou protestation de détestation, l’étouffement, la suffocation même.
Il y va toujours du monde, nous dit Derrida, et ce dont nous avons fait l’expérience ces derniers temps est exactement cela : la perte du monde, le disparaître de la possibilité même d’un rapport naturel, non-réflexif au monde-pour-la-vie. Ce n'est pas seulement de la perte du monde matériel dont il s’agit. Du jour au lendemain, « le monde est devenu unheimlich, étrangement inquiétant, vidé de sa familiarité »: ; la normalité de nos gestes, touchés, activités et projets a été soudainement interrompue, la distance et l’angoisse devenant les principes organisateurs de la vie sociale. J’ai été seule et sans monde, je n’arrivais plus à écrire car j’étais sans monde. J’ai été seule et incapable de rejoindre les êtres chers. J’ai été seule sans les lieux et les activités de la vie. Mais surtout j’ai été seule sans appel et sans soutien ; c’est là qu’on dépasse le seuil de l’étouffement, lorsque c’est le monde politique et social qui nous abandonne.
Pendant les derniers mois nous avons connu — ou bien reconnu — la solitude, l’abandon et l’étouffement. Il faut bien qualifier la nature de ces sentiments : si d'une part nous sommes forcés à en reconnaître le caractère extraordinaire, d’autre part, pourrait-on dire, ça fait longtemps qu’on ne respire pas, ou bien, ça fait longtemps qu’on a été abandonné. Ce n’est pas nouveau ce sentiment d’abandon politique, la conscience du manque de toute tutelle sociale, la précarité comme structure de la subjectivité politique. Le virus nous a montré les abîmes d’une solitude politique qu’on connaissait déjà très bien, qui était déjà en train de nous troubler intimement — une privation du monde comme lieu du futur et du social, comme lieu d’accueil et de protection pour la vie. Si l’étouffement est devenu le symbole de cette époque historique, c’est parce qu'il n’est pas un événement mais une condition systémique ; c’est, à vrai dire, le sentiment de notre temps, reliant virus, précarité, racisme et violence policière. La crise a exposé à l’œil nu les structures, habituellement dissimulées et tacites, de l’étouffement. Si je réfléchis au moment où ce sentiment a commencé, je ne saurais pas le situer, mais ce n’était surement pas en février ; le « virus de l’étouffement »: n’est pas si nouveau que cela.
Ça fait longtemps qu’on ne respire pas, voici un sentiment partagé et une base possible pour des solidarités multiples. Il faut souligner encore un autre paradoxe de notre solitude, qui ressort bien entendu également du texte de Derrida : nous étions seuls avec les autres, comme jamais avant, nous avons tous été seuls ensemble, au même moment, de façon extrême et douloureusement partagée. Quelles formes inédites de solidarité et de résistance ressortent-elles d’une solitude ainsi partagée ? Il n’est donc pas seulement question de tracer les façons dont le politique construit les affects mais de reconnaître aussi le potentiel politique des sentiments ; c’est à dire, reconnaître que l’intime est un lieu du politique et que, comme le dit Audre Lorde, prendre au sérieux la phrase « it feels good to me » est peut-être la condition de possibilité même de la résistance et de toute politique révolutionnaire.: Ça fait longtemps qu'on ne respire pas, oui, mais, nous l'avons appris dans les derniers mois, personne ne respire seul. J’étouffe avec toi, je suis seule avec toi, et cela, il faut le garder à l’esprit, peut-être la plus belle déclaration d’amour, ou encore la base pour une protestation féroce. Regardez les rues et les ports, ils témoignent d’un étouffement collectif mais aussi d’un souffle partagé. Arrêtons-nous à écouter l’étouffement, neuf minutes, comme l’ont fait les travailleurs portuaires aux États-Unis en hommage à George Floyd.: Neuf minutes, le temps d’étouffer mais aussi peut-être de retrouver le souffle de la solidarité.
Ce sont ces aspects de la solitude, de l'abandon et de l’étouffement que je voudrais explorer dans ce petit texte, à partir de quelques histoires de quarantaine. Des histoires personnelles, qui m’appartiennent dans le sens où elles m’ont traversée intimement, car, comme pour plusieurs d’entre nous, mon confinement s’est passé à la frontière, dans des non-lieux relationnels : en ligne, sur WhatsApp, entre trois continents, toujours à l’écoute et au carrefour de solitudes multiples — n’ayant été, enfin, peut-être, jamais si seule que ça.
§1. J’ai besoin de toi: abandon institutionnel et vulnérabilité partagée
Le premier texte sur le COVID qui m’a vraiment touchée c’était celui d’un ami, un article écrit par Jessy Simonini en mars, où il dévoile la connexion entre les réductions budgétaires à la santé publique italienne des derniers vingt ans, la disparition d’une vraie proposition de gauche, et la crise mortifère du virus en Italie. La raison pour laquelle nos grands-parents sont en train de mourir, me dit Jessy, c’est qu’on a mal voté, et pendant trop longtemps. Ou, plus précisément, que nous, les Italiens, nous avons abandonné toute ambition d’engagement, tout horizon utopique ou imaginaire social, laissant que l’implacable travail érosif de vingt ans de politique néolibérale détruise notre système sanitaire et notre droit à la santé. Ce que j’ai trouvé dans le texte de Jessy c’est la mobilisation critique d'un registre affectif qui résonnait au niveau personnel, générationnel et national :
Mon grand-père vient de décéder, seul, aux soins intensifs du CHU de Bologne, en Italie. Il avait quatre-vingt ans. Les conséquences du virus COVID-19 lui ont été fatales. Mais l'intime est toujours politique.
L’intime est toujours politique, dit Jessy, faisant allusion non seulement au fait que les actions politiques ont des conséquences douloureuses dans l'intimité de nos maisons et de nos familles, mais aussi que le genre de famille, d'intimité et de relation que nous pouvons avoir, le genre de sujets que nous pouvons être, est déterminé par des années de délibérations politiques. Notre solitude se fait ainsi, avec notre consentement ou bien avec notre abstention passive, politique. Le public n'est jamais quelque part à l'extérieur, nous sommes empêtrés, ou comme le dit Butler, toujours dépossédés. : Le virus — cet assemblage politique de maladie, corps et institutions néolibérales — nous a donc montré la nature paradoxale de la vulnérabilité. D’une part, c’est la hantise perpétuelle ; la vulnérabilité nous apparaît, comme jamais auparavant, une condition universelle et partagée, le propre de l'humain (et pas seulement). Nous avons soudain pris conscience de notre vulnérabilité physique et psychique, de notre besoin d’aide et de protection réciproque, de notre dépendance des autres. Pas de moi sans monde, et sans toi. Le virus a dévoilé, phénoménologiquement, dans nos narrations et analyses intimes, et dans nos expériences quotidiennes de confinement, l’ontologie relationnelle que Butler défend depuis longtemps : nous sommes entrelacés, toujours dépendants. Si tu tombes malade, je tombe malade. Je tombe si tu tombes. Ta misère me fait mal, elle me menace, moi aussi. Ta souffrance est toujours déjà la mienne. Je tombe si tu ne m’attrapes pas. Je t’attrape pour ne pas tomber, aie confiance en moi. Moi, je dois te faire confiance pour que tu portes ton masque auprès de mon grand-père. Mais aussi, je dois te faire confiance pour que tu votes mieux la prochaine fois, pour mon grand-père. La pandémie nous impose la nécessité d’une solidarité paradoxale qui exige l’isolement et fragmente le corps social. Seuls ensemble, proches sans se toucher :
not touching
but joined in astonishment as two cuts lie parallel in the same flesh.
D’autre part, le virus nous a brutalement montré la structure intersectionelle et la répartition inégale de la vulnérabilité, il a mis, dans les mots de Donatella Di Cesare, « impitoyablement en lumière l'apartheid social ».: En tant qu’expérience partagée, la vulnérabilité peut fonder des solidarités profondes — et on en a vu la mobilisation pendant la pandémie — mais ses effets disproportionnés sur certaines vies doivent être pris en compte dans la constitution de telles solidarités. Comme tout prétendu universalisme, le virus sait très bien faire des distinctions : il nous montre que la vulnérabilité est partagée, oui, mais de manière extrêmement inégale. : Le virus est là pour tout le monde, c’est un fait biologique. Mais son impact est asymétrique en raison de la répartition inégale de ressources, de protection et de soins, c'est ainsi qu’il devient politique et que la solitude se fait plus profonde. Ça fait longtemps qu'on ne respire pas, ça fait longtemps que nous — ici, dans cette classe, dans cette case, dans cette catégorie raciale — ne respirons pas. L’étouffement est toujours mal distribué. Nous n'avons pas eu à attendre longtemps pour que la vie politique intersectionnelle de la vulnérabilité se manifeste dans la crise du COVID, nous le savons, aux États-Unis le virus a touché les communautés noires et immigrées de manière disproportionnée, à un point tel que Alexandra Ocasio-Cortez a remarqué que l’inégalité raciale est une « condition préexistante » : ; mais on peut dire la même chose de la classe ouvrière, ouvertement sacrifiée aux besoins de « l’économisme » en Europe comme ailleurs. : Une amie en Italie me raconte que, dans l’entreprise où elle travaille, la classe sociale s’est proprement matérialisée avec la création de parcours physiquement distincts pour les travailleurs et pour les cadres, afin d’éviter la contagion. Et encore, le prix du lockdown a été terriblement inégal. Je pense à mes amis en Afrique du Sud où le confinement a été imposé de façon militaire à une population traversée par des inégalités extrêmes et encore plongée dans la ségrégation, dont une partie énorme vit au jour le jour, sans disposer des moyens d’une subsistance minimale. C’est évident, en temps de virus, la vulnérabilité se partage de manière inégale. Il peut sembler logique et même évident qu'en situation de pandémie, comme sur le champ de bataille, il doit y avoir un tri. Mais qui en paye le prix ? Qui reste vraiment seul ? Qui vaut plus que qui ? Le virus, souvent approché à travers des modèles utilitaristes de réponse sanitaire, augmente de façon disproportionnée la vulnérabilité de ceux qui sont déjà les plus vulnérables : les personnes âgées, les personnes handicapées et les personnes ayant des pathologies antérieures. Face à l'émergence, les institutions sanitaires ont adopté des méthodes de triage qui, en soupesant couts et bénéfices, discriminent contre les vies les plus fragiles. Ainsi, la pandémie, « comme un taxidermiste qualifié, a enlevé la peau de la discrimination du capacitisme pour en dévoiler l'armature structurelle ».: Aux États-Unis, par exemple, des nombreux États ont adopté des directives utilitaristes ; notamment, les directives officielles de l’état de Washington recommandaient de ne pas donner les ressources limitées qu'aux personnes plus jeunes et en meilleure santé ; l'Alabama a précisé que les personnes avec des handicaps mentaux « sont des candidats peu probables pour un soutien respiratoire », tandis que le Tennessee a exclu des soins intensifs les personnes atteintes d'atrophie musculaire spinale qui ont besoin d'aide pour les activités de la vie quotidienne.: Pensons à l’horreur de la phrase la plus détestable de la pandémie, « moi j’ai pas peur du virus, ce n’est que les personnes âgées et ceux qui avaient des conditions préexistantes qui meurent ». C’est quand nous commençons, ainsi, à repousser les seuils d’acceptabilité de la violence, à légitimer une thanatopolitique quotidienne, que la solitude la plus profonde s’installe — et certains d’entre nous sont beaucoup plus seuls que d’autres.
§2. Seule sans toi, sans monde, comme toi : le corps à la frontière
J’écris ce texte, en voyage, entre Chicago et la Sardaigne. Un voyage anomal, non seulement dans ses modalités et difficultés, mais surtout parce que je n’en ai pu décider la destination. J’aurais voulu aller à Montréal, où en ce moment ma plus chère amie est en coma dans un lit d’hôpital. Au pire, à Paris, chez moi, pour retrouver la chaleur de ma communauté. Mon vol a cependant pour destination l’Italie, où habite ma famille et où je passerai ma deuxième quarantaine. Voilà pour la petite histoire, mais ce qui m’intéresse ici c’est que mon privilège m’a toujours présenté comme une évidence la possibilité d’arriver à ma destination, mon corps ayant toujours bougé avec aise parmi les continents et les lignes imaginaires des frontières. Le virus se fait donc interruption, épochè, nous dévoilant la structure d’un privilège, et nous donnant ainsi la possibilité de traiter ce privilège autrement que comme « naturel ». Pour la première fois, je n’arriverai pas où je voulais aller. Pour la première fois je ne peux pas rejoindre les êtres chers dans un moment de besoin, ni décider mon lieu de vie et de protection. Rien de nouveau pour des millions de migrants, mais une nouveauté inédite pour moi, un sentiment d’impuissance et de solitude inconnu qu’on peut renverser, me dis-je, seulement si on se demande quelle solidarité il pourrait fonder.
Je suis une citoyenne italienne, élève de l’Ecole Normale Supérieure de Paris. Mon établissement m'a envoyé dans un programme d'échange aux États-Unis pour rencontrer et travailler avec d'autres universitaires et professeurs ; rien de plus naturel, rien de plus privilégié. Cette décision a été prise avec une certaine compréhension des frontières nationales et de leur fonctionnement, et en tenant pour acquis le privilège que la puissance géopolitique relative de mon pays aussi bien que ma blanchité m'accordent en termes de libre circulation sur la planète. Je me réjouissais de l’opportunité, et en particulier d’être proche du Canada, afin de pouvoir supporter ma meilleure amie qui devait faire face à une chirurgie compliquée. J’avais fait des aller-retour Chicago-Montréal, je me sentais à ses côtés. Puis il y a eu une pandémie et les frontières ont été fermées. Ma conscience de ma position géographique, de mon corps et de ses possibilités a changé. Le Canada m'est devenu inaccessible, la frontière entre moi et ma chère amie s’est soudainement matérialisée, en produisant une solitude qui auparavant nous aurait semblé absolument inacceptable. Jamais : je ne te laisserai jamais seule. Et voilà, le seuil est repoussé, nous apprenons à accepter l’inacceptable. Je reste seule, sans toi, de mon coté de la frontière, comme toi. Après tout, il y a eu une pandémie, les frontières ont été fermées. L’Europe me semblait naufragée, lointaine. Fallait-il quitter les États-Unis, rentrer chez moi où je profite de la protection sociale et sanitaire de l’État ? Nos ambassades nous invitaient à rentrer, mais quelle était mon ambassade, mon chez moi ? On m’a refusé l’entrée en France car ce n’est pas le lieu de ma résidence officielle, bien que ce soit là où j’habite depuis des années. Mieux, je pensais vivre en Europe, et tout à coup, je suis devenue une italienne qui veut aller en France, prise dans un processus soudain de redéfinition des espaces et des corps. Mon entrée en France n'a pas été a priori refusée sur la base de ma nationalité, comme dans le cas du Canada, car je suis après tout une citoyenne européenne. Pour entrer en France j'aurais dû produire une preuve de ma résidence : la propriété d'une maison, un contrat officiel qui prouve la location dans la longue durée d’un appartement ainsi que sa fonction de lieu principal de résidence. Le critère de la résidence semble donc constituer une autre forme, bien que temporaire, « d’inscription de la nativité dans l'ordre juridique de l’État-nation »,: renégociant la catégorie de l’étranger et la distribution de la vulnérabilité à la frontière à travers les lentilles du capital. La pandémie a donc engendré des nouveaux « actes de redéfinition »: de l’appartenance et de l’exclusion, qui s’entrelacent, encore une fois, avec les asymétries économiques : posséder un appartement ou en louer un légalement sur la longue durée sont bien évidemment des privilèges réservés à peu de gens, spécialement à Paris. Rien de nouveau ici, le droit à la circulation internationale a toujours été filtré par le capital, les visas pour l'Europe et les États-Unis exigent comme condition de possibilité la détention de capitaux qui les rendent inaccessibles à la plupart du monde. La nouveauté c’est que nous, nous les blancs, nous dans le nord du monde, nous les européens, avons fait expérience de ces limitations et de ces solitudes. Le monde ne nous appartient plus, c’est la pandémie. Nous avons aussi appris à nous méfier du temporaire et à nous demander toujours quelles traces il laisse. Mon copain, italien aux États-Unis, n’a pu me rejoindre en Italie à cause du nouveau « travel ban » de Trump qui — afin de défendre les emplois américains, ou bien sa propre réélection — menace de prolonger l’état d’exception et empêcher l’entrée aux détenteurs de visas constituant « une menace à l’emploi américain après la crise du coronavirus ».: Il n’a donc pas pu rentrer en Italie, inquiet de ne pas pouvoir retourner aux États-Unis pour continuer son programme postdoctoral en automne. On se verra à Noël. Ou encore, pour le petit catalogue des solitudes : une amie qui était dans la même situation que moi, obligée à rentrer dans son pays d’origine, a récemment dénoncé un cas d’abus sexuel au sein de sa famille. La crise sanitaire et sa gestion politique ont engendré une situation intime très complexe : en raison du refus d'entrée en France, le pays où elle vit habituellement, elle est maintenant contrainte de rentrer dans son pays de naissance, son visa américain ayant expiré, et de s’isoler pendant quatorze jours dans sa maison familiale. La fermeture des frontières la reconfigure donc en tant que sujet politique et en tant que sujet genré, renégociant ses possibilités matérielles de s’assurer un lieu de vie, refuge et sécurité, aussi bien que ses possibilités épistémiques de témoignage et dénonciation de la violence, et sa capacité à habiter les formes complexes de sa citoyenneté plurielle. La pandémie a redéfini son privilège et son assujettissement de manière inattendue, engendrant des nouvelles formes de solitude, abandon et vulnérabilité. La pandémie a aussi redéfini nos familles, les liens et les relations reconnues comme légitimes, importantes, ou même nécessaires, et celles qui deviennent vite impossibles. Mon amie a dû rentrer dans sa « famille d’origine », même si elle considérait Paris comme sa maison ; et moi, je ne pouvais pas entrer en Canada, étant donné que ma meilleure amie n’est pas ma sœur, au moins pas officiellement. Et encore, lors de la mise en œuvre de la phase deux, le gouvernement italien a autorisé les gens à rendre visite à leurs proches, et en particulier à ceux qui rentraient dans la nouvelle catégorie des « congiunti » — non pas un nombre limité de personnes que chaque citoyen pouvait choisir, mais un groupe de personnes défini par des catégories prédéterminées de parenté naturelle.
Nous avons donc vu apparaître des nouvelles modalités d’inscription de la nativité à la frontière et de la parenté dans l’ordre social. Le virus et ses multiples modes de circulation au sein des régimes de gouvernance néolibérale, ont établi un ensemble de nouveaux discours, d'ancrages matériels, et de domaines ontologiques qui limitent notre compréhension de ce qui est possible, de qui peut être un sujet et des types de relations qu'un tel sujet peut partager avec les autres. La pandémie est devenue un mécanisme clé à travers lequel les gens articulent leurs relations les plus intimes avec leurs institutions gouvernementales et distinguent « quelles formes de dépendance intime comptent comme liberté et quelles autres comptent comme contraintes sociales indues, quelles formes d'intimité impliquent un jugement moral plutôt qu'un simple choix ».
On a été seuls, divisé par des frontières que nous n'avions jamais jugées pertinentes auparavant. Seuls et sans monde. Loin de prétendre avoir été privés de nos droits de manière draconienne, ou de connaître les souffrances de la migration, il est quand même important de prêter attention à la façon dont ces assemblages biopolitiques construisent nos subjectivités de manière nouvelle. Quels sentiments, quelles nouvelles solitudes se sont formées à la frontière ? De quels nouveaux seuils d’injustice, souffrance et douleur avons-nous nous fait l’expérience ? Et comment repousser le seuil, par quelles nouvelles possibilités de solidarité et de partage ? Dans un article récent, Angelo Vannini invite les Européens à profiter de cette période d'immobilité pour repenser l’injustice de la répartition mondiale du droit à la circulation et aux migrations internationales, réservé aux citoyens du nord du monde. Il faut, suggère Angelo, mobiliser l’expérience de l’immobilisation pour réfléchir sur « les dynamiques qui, contrairement à toute idée de justice, régulent les conditions d'existence humaine au niveau local et planétaire »: ; pour réfléchir, en d’autres termes, à l'assujettissement de ceux qui sont indéfiniment condamnés à l'illégitimité de tout mouvement — les sans monde du monde. Pour la première fois hier, je suis partie pour un voyage dont je ne pouvais pas décider la destination, pour la première fois j’ai n’ai pas pu choisir d’être à coté de ceux que j’aime dans un moment de besoin. Je suis seule, mais cette solitude me place à coté d’une multitude.
§3. Universitas?
L’enseignement cette année nous a imposé des questions impossibles : comment enseigner la philosophie à des étudiants qui chaque jour travaillent dans les entrepôts d’Amazon sans aucune protection sanitaire ? à quoi bon ? A quel point dois-je remettre en question ce qu’est une université, ses attentes, ses priorités et ses temps dans ce contexte de crise ? Qu’est-ce que je peux demander aux étudiants si j’enseigne en ligne, si je parle à des visages de moins en moins présents, comment combattre la solitude d’un enseignement atomisé, qui a perdu sa socialité ? Et comment réagir à la crise, comment « faire notre mieux » dans une telle situation, sans jouer le jeu de la machine industrielle de l’éducation néolibérale ? Je me suis dit qu’il faut en revenir aux sentiments, apprendre à les avouer, spécialement au sein des institutions qui les rendent inavouables. Il faut en d’autres termes résister au credo institutionnel : « l’université en ligne est très sexy et — incidemment — commercialisable ». J’ai été seule, en tant qu’enseignante et en tant qu’étudiante, il faut que je l’avoue. Il faut apprendre à avouer l’échec, en reconnaître le potentiel de résistance. Après tout, Butler le dit, c’est dans l’échec qu’émerge la possibilité de la résistance, dans les moments où nous n’arrivons pas à bien itérer la norme.: Nous avons fait de notre mieux, oui, mais nous reconnaissons aussi que l’enseignement en ligne pose des problèmes : il est susceptible d’augmenter la précarisation des enseignants, les disparités entre les étudiants, l’échange presque commercial d’unités pédagogiques — de petites tâches à compléter en ligne à la place d’une vraie discussion universitaire de haut niveau —, la pression d’une avancée inexorable, à tout prix, de l’année universitaire (c.-à-d. au prix, parfois, du bien être des étudiants et des professeurs), la dépolitisation de l’expérience universitaire, et l’atomisation des échanges.
Face à l’urgence, l’université a répondu parfois comme une entreprise, incapable de prendre un moment de réflexion ou de pause, un moment de silence ou de repos, orientée dans le seul but de terminer le programme et d’assurer le service. Une réflexion proprement pédagogique, et non pas seulement institutionnelle, autour du sens de cette urgence aurait produit d’autres résultats, visant à sauvegarder la qualité de l'éducation, le bien-être des étudiants, des enseignants et de tous les travailleurs, et l'idée même de l'université comme universitas. Je m’appui à nouveau sur le travail d’une amie proche, Gorata Chengeta, qui dans un article récent nous appelle à repenser le rôle de la pédagogie en crise. Le mot « urgence », explique-t-elle, a des connotations temporelles qu’il est important d’interroger afin d’élucider la façon dont le pouvoir institutionnel a façonné la temporalité de l’université en temps de crise — et nous a fait sentir très seuls : « en tant qu'enseignante, pour moi, l'urgence n'est pas qu’il faut préserver l’offre de cours, donner les notes avant la date limite. L'urgence est l'impact de la pandémie sur le corps de mes élèves. L'urgence est que mes élèves qui ont des maladies mentales exacerbées par le chaos dans lequel nous sommes en ce moment ont besoin de soutien. L'urgence est que mes élèves qui sont les seuls responsables de la garde d'enfants ont besoin de soutien. L'urgence est que mes étudiants considérés comme des travailleurs essentiels, ainsi que ceux qui ont perdu leurs revenus, ont besoin de soutien. L'urgence est aussi que pendant que je navigue parmi les pertes produites par cette crise, en plus de mes propres problèmes de santé mentale, j'ai besoin de repos ».: Il faut, pour la suite, repenser l’urgence et les solitudes — les formes multiples d’abandon institutionnel — qu’elle a engendrées.
§4. Respirer enfin ensemble
Le virus est un agent critique : il trace les limites de notre pensée sociale et politique. D’une part, la pandémie s’est bientôt révélée être la limite critique du paradigme biopolitique et de l’analyse agambienne,: car le virus existe et, Butler l’a bien dit, nous avons besoin d’une politique de la vérité et de la science car la pandémie requiert une réponse coordonnée de la part des États et des institutions: ; mais le virus dévoile aussi les limites du statisme de Žižek,: car il faut quand même prêter attention à la façon dont le pouvoir de l'état impérialiste et du marché capitaliste nous façonne, et trouver ainsi des modalités de résistance collective. Encore, le virus nous a dévoilé les limites des théories post-fordistes, car nous avons bien appris que nous avons besoin des travailleurs primaires — la classe ouvrière existe encore et est toujours la première à être sacrifiée , tout en soulignant le besoin d’une approche de la disparité sociale capable d’intégrer les nouveaux problèmes de la précarité, de l’exploitation du travail intellectuel et de la fatigue continuelle du « smart working » dans les conditions actuelles d’un marché néolibéral toujours capable de tout engloutir.
Le virus trace des limites et ouvre, ainsi, des possibilités. Plus que jamais, re-politiser l'intime et le domestique est devenu une ressource fondamentale, dans certains contextes la seule qui nous reste si nous voulons éviter que la pandémie ne se transforme en abandon des luttes collectives et de l'activisme politique, en soumission passive aux régimes de biosécurité et du techno-capitalisme. Au cours des derniers mois, nous avons vu que nos maisons ne sont pas des lieux de solitude a-politique, mais qu'elles sont des espaces relationnels et politiques de conflit, violence et résistance. L'émergence mondiale de la violence domestique pendant la pandémie a montré qu'il faut considérer le domestique comme un lieu de conflit et violence qui ne peut être abordé que comme une question politique collective. La disparition soudaine des travailleurs domestiques des maisons des riches a révélé que la maison est un lieu d'asymétrie structurelle, de relationalité constante et de travail. La fermeture des écoles nous a fait ressentir la nécessité du système éducatif. Le virus nous a entrelacés, ou mieux : nous a révélé notre entrelacement.
Je discutais récemment des transformations économiques à venir avec un ami qui vit en Émilie-Romagne, l'un des épicentres du virus en Italie. Il a mentionné quelque chose de très frappant : « parmi toute cette tragédie, je vois un changement politique et économique majeur : les parents ont rencontré leurs enfants ». Loin de toute célébration élitiste des fermetures — qui, on l’a vu, ont été extrêmement préjudiciables aux populations vulnérables, en particulier lorsque l'État social manquait — il faut cependant noter que de nombreuses personnes ont connu pour la première fois une rupture avec les modes de travail et de consommation du capitalisme tardif. Non seulement ils ont connu les avantages du temps personnel et d'un ralentissement général de la vie, mais ils ont été contraints à une baisse brutale des habitudes de consommation : pas de shopping pendant la pandémie, pas de sushi à emporter ou de week-ends à Lisbonne avec un vol low cost. Nous avons expérimenté les difficultés de ne pas pouvoir bouger librement dans la planète, même en situation de besoin, de ne pas pouvoir rejoindre nos chers ni choisir nos lieux de vie. Ces changements drastiques et soudains dans la vie intime et domestique pourraient être productifs s'ils engendraient de nouveaux sentiments politiques, des nouvelles solidarités, de nouveaux « imaginaires sociaux »: et « contre-publics », qui pourraient à leur tour être mobilisés pour la construction de propositions politiques radicales à longue terme. Comme l’explique Catherine Malabou, depuis le début de la crise sanitaire actuelle, de nombreuses réflexions sur la nécessité de l’aide mutuelle, de la solidarité et de la coopération sont apparues ici et là. Mais cela ne suffit pas : il est important de remarquer que l'aide mutuelle n'est pas un ensemble d'actions temporairement limité déterminé par l'urgence d'une crise. Il est, au contraire, « un véritable dynamisme révolutionnaire, moteur d'une vision totalement renouvelée du social ».: Nous avons partagé l’étouffement. Nous avons été seuls ensemble, oui, mais cela, en soi, n’assure pas une société guérie ou rachetée. Il faut maintenant mobiliser les sentiments dont nous avons fait l’expérience, re-politiser l’intime afin de tisser des solidarités transversales capables d’engendrer de nouvelles propositions politiques. Regardons ce qui ressort du mouvement antiraciste contre la violence policière : une demande politique fondamentale de redistribution économique et développement d’outils d’aide mutuel dans les communautés. Il y a là beaucoup plus d’une protestation contre la violence ; c’est un point de départ pour trouver une réponse à la crise sociale et politique qui nous a plongé, depuis très longtemps, dans le désespoir de la solitude la plus aiguë, l’étouffement, la suffocation même. Je regarde Angela Davis, forte et vulnérable dans la foule : elle ne me semble pas seule.
Chicago-Paris-Sardaigne, juin 2020.