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Northwestern Buffett Institute for Global Affairs

painting of the black death
Image credit: The Triumph of Death by Pieter Bruegel the Elder. Distributed under Public Domain.

En des temps difficiles (La croisée des chemins, à l’heure du coronavirus)

By Marc Crépon

Marc Crépon is a philosopher and academic who writes on the subject of languages and community in French and German philosophy and in contemporary political and moral philosophy. He has also translated works by philosophers such as Nietzsche, Rosenzweig, and Leibniz. Three of his books have appeared in English: _The Thought of Death and the Memory of War_, _Murderous Consent_, and _The Vocation of Writing_. He has served as Chair of Philosophy at the École Normale Supérieure, and is director of research at the Archives Husserl, National Center for Scientific Research.

Recommended Citation:

Crépon, Marc . "En des temps difficiles (La croisée des chemins, à l’heure du coronavirus)", Living with Plagues: New Narratives for a World in Distress, Buffett Institute for Global Affairs, (2020), doi: 10.21985/n2-vq54-6h05

Copyright © 2020 Marc Crépon. Published under a Creative Commons (CC BY NC ND 4.0) license.

Published under a Creative Commons Attribution-Non-Commercial-NoDerivatives 4.0 International (CC BY NC ND 4.0) license
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Pour mes étudiant(e)s,

I

Dans les rues de la ville, au hasard de queues distanciées à la porte des rares magasins restés ouverts, les visages se sont fait inquiets, soupçonneux et soudain plus hostiles. De crainte que leur voisin d’infortune ne leur transmette le virus qui, par la bouche des gouvernements, intime à chacun l’ordre de se tenir à l’écart de tous les autres, toute sortie, hors de son foyer de confinement, expose celui qui s’y risque à une injonction du regard ou de la parole qui sonne comme un avertissement : « Ne t ‘approche pas ! Garde tes distances ! ». Faut-il tenir rigueur à ces passants effarés d’avoir rangé au magasin des accessoires inutiles l’aménité, la bienveillance et peut-être même ces sourires lointains, ce regard ouvert qui attesteraient, ne serait-ce que fugitivement, une complicité dans l’infortune ? « La peur rend les gens fous », se dit-on. Encore un peu, un éternuement indu, un pas de trop dans la file, et c’est un sentiment de haine qu’exprimera leur visage fermé. Et il est vrai que cette peur-là est de nature à nous faire perdre la raison, collectivement. On a coutume de distinguer l’angoisse qui ignore son objet de la peur qui sait l’identifier, autant qu’elle en appréhende l’irruption. La singularité d’une pandémie est qu’elle rend caduque cette distinction. Le sentiment que sa contagion provoque, a tous les traits distinctifs de la peur. Nous en connaissons l’objet qui occupe toute nos pensées, au point que nous ne savons plus parler d’autre chose. Le virus est dans toutes les têtes. Pour autant, le danger reste invisible. C’est partout qu’il est susceptible de nous attendre et de nous trouver : sur la rampe de l’escalier, la poignée des portes, les pièces de monnaie, les billets de banque, n’importe quelle marchandise qu’un autre aurait touchée, un vêtement qu’il aurait effleuré, les livres qu’il est devenu déraisonnable de s’échanger. Il n’est plus un objet de la vie quotidienne, dont on soit assuré qu’il n’est pas mortifère — porteur d’un désastre indéfiniment transmissible. C’est alors que la peur, rapportée à un objet concret, une source du mal identifiable, devient anxiété. Nous ne savons plus d’où la maladie et la mort pourraient venir. Tout autre (les êtres vivants — les humains, les animaux et les plantes —, autant que les objets) est susceptible de les porter jusqu’à nous.

II

La peur et l’anxiété, pour autant, ne sont pas aussi spontanées qu’il y paraît, aussi légitimes soient-elles. Elles disposent de puissants relais médiatiques et gouvernementaux qui ont sans doute leurs raisons, mais dont il convient de mesurer l’effet psychologique — le dernier à être pris en compte — sur les sujets qu’il cible. Il est juste d’avertir, de prévenir, d’insister inlassablement sur les gestes barrière qui protègent et qui sauvent ; mais lorsque, des mois durant, la quasi-totalité des nouvelles qui nous parviennent rappellent l’omniprésence du virus mortel, la persistance de sa menace, la nécessité des privations que sa dangerosité impose, en même temps que leur insuffisance, il est inévitable que se développe dans la société rien moins qu’une inexorable « culture de la peur » …, comme « culture » dominante. Ses effets se manifestent tout d’abord dans l’ensemble des pratiques et des conduites auxquelles nous nous soumettons, alors même que nous n’aurions jamais imaginé pouvoir les accepter quelques temps auparavant. On a pu dire jadis qu’une telle « culture » se traduisait toujours, quelles que soient les forces qui l’orchestrent, par une inexorable « sédimentation de l’inacceptable ». Ce n’est pas autrement, soulignait-on, qu’elle nous « colonise », nous poussant à des façons de faire, de dire et de juger, dont jusqu’alors nous nous serions crus incapables. Cette fois-ci, l’urgence sanitaire rend la colonisation brutale. C’est du jour au lendemain que nous avons consenti à des restrictions de liberté, des interdits, que nous n’aurions jamais pensé pouvoir tolérer, à commencer par celui d’approcher, de retrouver, de rencontrer, de toucher qui nous souhaitons, selon l’ordre de nos désirs, des plus proches aux plus lointains.

Nous pouvons le comprendre, et sans doute le devons-nous. Il y a de bonnes raisons de l’accepter. Les morts ne sont pas imaginaires. La virulence du virus, sa vitesse de propagation ne sont pas l’invention de pouvoirs occultes. L’inacceptable eût été, comme ce fut longtemps le cas aux Etats-Unis, au Brésil, au Mexique et ailleurs, de fermer les yeux sur la mort annoncée, pour ne pas déranger la marche du monde, aussi impitoyable soit-elle, de consentir ainsi, pour sauver une économie injuste, à la mort en masse des plus faibles et des plus démunis, les derniers à savoir et pouvoir se protéger. Ceux qui auront souhaité entrer dans une telle logique auront fait le calcul cynique de sacrifier quelques dizaines de milliers de morts à leurs propres intérêts, pour échapper à la contrainte d’avoir à remettre en question les rapports de force, économiques et sociaux, qui leur sont profitables. Il reste à espérer que la justice fasse son œuvre et qu’on leur demande un jour de rendre des comptes pour ceux qu’ils auront ainsi abandonnés aux aléas de la contagion, les privant de ce premier exercice de la responsabilité qu’est la prévention. Ils auront entraîné dans le sillage de leurs discours, aussi véhéments qu’ignorants, ceux et celles auxquels ils ont coutume d’accorder quelques miettes de « prospérité », leurs partisans, pour asseoir leur pouvoir. Les persuadant que c’était à chacun de se préserver, individuellement, comme il l’entend, minimisant les risques considérables d’une protection désaccordée, ils auront substitué à l’exercice partagé d’une responsabilité collective, organisée, dirigée et contrôlée par les autorités compétentes, la concurrence des stratégies personnelles qu’il reviendrait à chacun d’adopter, quelle que soit son ignorance, pour assurer sa propre survie, au risque qu’elles se trouvent négligentes, inappropriées et, du même coup, insuffisantes pour protéger les autres.

Les catastrophes, de quelque ordre qu’elles soient, climatiques ou sanitaires, constituent des circonstances exceptionnelles qui, parce qu’elles font des victimes en masse, portent à l’extrême l’exigence, éthique et politique, de combler l’abîme entre la définition théorique de notre responsabilité et son exercice pratique. S’il est vrai que la première peut être entendue comme l’engagement de l’attention, du soin et du secours qu’appellent, de partout et pour tous, la vulnérabilité et la mortalité d’autrui, toute transaction avec cet appel, toute éclipse de son écoute, toute suspension des réponses qu’il demande, creusent une faille, à laquelle on a donné jadis le nom de « consentement meurtrier ». C’est peu dire que les formes de l’irresponsabilité qu’on soulignait à l’instant en figurent une manifestation, où la bêtise et le ridicule cohabitent avec un cynisme sans vergogne, d’une façon qui prêterait à sourire, si ses conséquences n’étaient tragiques. A l’inverse, la volonté assumée de se soumettre aux contraintes collectives visant à enrayer la propagation du virus constitue la condition première, minimale et vitale, de cet exercice commun, en temps de pandémie. Ce n’est pas, en effet la peur seule (celle des sanctions et celle de la contamination) qui en inspire le respect, mais le double souci de ne pas se retrouver, à son insu, porteur de maladie et de mort. Aussi inscrit-elle, dans l’épreuve, au cœur du vivre-ensemble, une responsabilité inouïe et inimaginable, qu’on n’aurait pas cru devoir assumer un jour : celle d’une auto-hétéro-protection, dans laquelle chacun se retrouve tributaire, pour assurer sa propre protection, de celle qu’il assure aux autres, autant que de celle que ceux-là (tous et n’importe qui) se garantissent pour leur propre compte.

III

Pour autant, on ne saurait minimiser quelques effets négatifs, autrement inquiétants, de la « culture de la peur », dont le premier est notre soumission à un contrôle accru du pouvoir, non seulement sur nos déplacements, mais plus largement encore sur le cours de notre vie tout entière, dès lors qu’elle devient numérisée et indéfiniment traçable. Les thuriféraires d’une application permettant de localiser et d’identifier, dans la cité, les malades porteurs du virus soutiendront qu’elle est provisoire et que les données enregistrées ne sont pas destinées à être archivées. Notre culture historique et politique devrait nous avoir appris pourtant que, lorsqu’une mesure d’identification et de contrôle est acceptée par une population, sans résistance et sans protestation, lorsqu’elle accorde à ceux qui la gouvernent une extension de l’emprise de leur pouvoir sur l’existence des uns ou des autres, singulièrement et collectivement, il est impossible d’en prévoir à l’avance les limites et la durée, autant que l’avenir de son utilisation. On ne saurait donc prendre pour argent comptant la promesse, selon laquelle il ne sera fait aucun usage des données recueillies au moyen de ces nouvelles technologies. On ne saurait davantage parier, sans inquiétude, sur la vertu et la bienveillance du pouvoir pour rendre un jour ce qu’il aura confisqué et se priver des armes de contrôle et de surveillance que des circonstances exceptionnelles lui auront données. Nul ne sait de quels fichiers notre avenir est fait. Nul ne peut prédire, non plus, entre quelles mains les vicissitudes de la vie politique à venir pourraient faire tomber ces redoutables outils de renseignement. Qui sait pour qui les géants du net qui enregistrent massivement les données de nos vies intimes pourraient être amenés à travailler, avec quelles forces ils pourraient être conduits à coopérer, quels chantages pourraient s’exercer sur eux ? De quel pouvoir ce qui se sait de nous pourrait-il devenir de l’otage ? Il n’est pas sûr que Michel Foucault qui prédisait en son temps, il y a près de quarante ans, l’avènement de « sociétés de surveillance » en pressentait les versions les plus cauchemardesques qui ne sont plus tout à fait désormais de la science-fiction. Parce que cette surveillance et le contrôle qui en résultent relèvent d’une dérive, depuis longtemps observée, des gouvernements contemporains — y compris des démocraties —, il est, plus que jamais, légitime de s’en alarmer. S’il est vrai, comme le rappelle Bernard Harcourt, que « le mouvement était enclenché depuis longtemps1 », au titre de cette « société d’exposition » qui serait devenue la règle, on est en droit de redouter que la pandémie n’ait eu d’autre effet que de faire sauter les derniers remparts et franchir les dernières barrières, accélérant, dans l’opinion publique, la légitimation de son expansion. L’effet collatéral de la pandémie pourrait être dès lors, dans un avenir proche, de servir de cheval de Troie à l’instauration d’une évaluation électronique, sociale et sanitaire, de l’ensemble de la population, comme cela se pratique d’ores et déjà en Chine — la terreur du virus ayant pour effet, comme le rappelle le philosophe Byung-Chul Han de discréditer tout jugement critique2.

Ce n’est pas tout. On le disait, en commençant : la pandémie transforme l’espace public en espace de défiance. L’application qu’on nous prédit pour y repérer les malades porteurs du virus n’est pas de nature à l’atténuer ni à l’apaiser. Quel regard les « bien-portants » porteront- ils sur ces êtres croisés, au hasard de leurs pérégrinations, quand ils les auront repérés, si les épreuves imposées par l’impossibilité d’éradiquer le virus venaient à se prolonger ou à se répéter indéfiniment ? Que se passera- t-il, si nous étions entrés dans un temps de longue durée, où nous devrions reconnaître la crainte du retour de la catastrophe sanitaire comme une donnée permanente de l’existence ? De quelles pratiques discriminatoires à venir, de quelles mesures d’isolement ou d’enfermement, de quelle hostilité des bien-portants, de quelles nouvelles frontières, futures, la sécurité sanitaire pourrait-elle porter le nom ? Dans toutes les têtes, aujourd’hui, la question la plus anxieuse fait son chemin. Cela va-t-il finir un jour ? Quand et comment en sortira-t-on ? C’est alors que la peur devient un foyer de passions négatives. La cupidité, le ressentiment, la vengeance et, pour couronner le tout, la haine, disposent d’un nouveau terreau favorable pour s’épanouir, comme c’est le cas chaque fois que le spectre de la mort violente (et le décès par contagion en fait partie) prend possession des corps, des cœurs et des esprits. Quelle haine, demandera-t-on ? Celle tout d’abord du corps de l’autre, de sa proximité, de ses gestes, de son souffle, perçus comme puissance mortifère. Celles ensuite des catégories de population, dont on aura enfin une « bonne raison » de stigmatiser les façons d’être et de vivre, les mœurs, les rituels, les pratiques sociales, sous couvert d’une sécurité sanitaire normative et vindicative. Là encore, il faut croire aux leçons de l’histoire, il faut savoir se souvenir : il n’est pas de « culture de la peur » qui ne s’articule, d’une façon ou d’une autre, à une « culture de l’ennemi ».

On pourrait croire qu’ici, nous ne faisons qu’évoquer nos pires cauchemars, nous laissant rattraper par ces scènes d’horreur qui hantent notre imaginaire littéraire et cinématographique : celles d’une lutte pour la survie, en temps de catastrophe, quand tout est synonyme de rareté : les denrées alimentaires, les traitements, les masques pour se protéger, l’accès aux soins, la place dans les hôpitaux. Depuis quelques semaines, nul n’oserait dire qu’une telle perspective relève de la science-fiction. N’est-ce pas déjà ce qui arrive dans des pays de grande pauvreté, quand le premier effet de l’épidémie est de priver des ressources aléatoires de leur subsistance ceux qui n’ont pas d’alternative pour survivre ? Verra-t-on revenir le temps de la famine et des émeutes de la faim ? Ceux et celles que les progrès économiques et sociaux auront toujours laissé sur le côté de la route, privés aujourd’hui des conditions vitales élémentaires pour assurer les gestes barrière que les gouvernements recommandent ou exigent — ne serait-ce qu’un accès à l’eau courante —, sans se soucier de leur faisabilité, risquent bien d’être à nouveau les vaincus de l’histoire, c’est -à-dire, ici et maintenant, les oubliés du soin.

La catastrophe sanitaire a imposé aux Etats de fermer leurs frontières. En quelques semaines, (presque) tous les automatismes d’une souveraineté jalouse de ses prérogatives, ont repris leurs droits, dont le premier est de défendre l’intérêt (en l’occurrence la survie) des « siens », fut-ce au détriment de celle des autres. En aura témoigné douloureusement la « course aux masques », le détournement des cargaisons promises, au gré d’une ultime surenchère sur le tarmac. Il est à craindre que de telles pratiques allongent, à terme, la liste des « indésirables ». A quand, ici et là, la chasse aux étrangers ? Parce qu’il s’agit d’une pandémie, la situation engage de la part de tous et pour tous un responsabilité indissociablement éthique et politique. C’est pourquoi elle appelle, au même titre que la prolifération des armes nucléaires et le réchauffement climatique, une éthi- cosmo- politique, garantie et porté par des institutions internationales, dont la refondation n’aura jamais paru aussi urgente. Les sociétés sont à la croisée des chemins. Comme chaque fois qu’elles sont mis à l’épreuve, la tentation est grande (et facile) d’un repli sur soi défensif, dont on peut d’ores et déjà prévoir (ils sont toujours tristement prévisibles) que les partisans d’un nationalisme populiste agressif se feront les chantres inconditionnels. Elle le sera d’autant plus que les dernières semaines ont mis en évidence les failles, sinon la faillite d’une mondialisation, dont la logique financière et ses conséquences industrielles, à commencer par la délocalisation de la production de biens essentiels à la protection sanitaire des populations, ont retardé des mesures essentielles (le port du masque, le dépistage), mis en péril l’approvisionnement des hôpitaux, étendu considérablement la contamination, mis sous tension les capacités d’accueil des structures hospitalières et, pour toutes ces raisons, augmenté in fine le nombre de morts. Autant dire que l’alternative à un repli national, agressif et exclusif, ne pourra consister dans la reprise, la continuation ou la répétition à l’identique des mêmes règles et des mêmes pratiques, comme si la pandémie n’aurait été qu’un accident de l’histoire, une parenthèse malheureuse dans la marche du monde. Ce sont de nouvelles solidarités, nationales et transnationales qui seront à inventer ; des liens affranchis des cercles de l’appartenance et des pièges de l’identité, portés par le rêve d’une nouvelle justice qui fera du soin des vivants son principe directeur.

IV

Pourquoi, à présent, cette politique à venir devrait-elle être une éthico-politique ? D’une façon générale, c’est tout le tissu des relations, dont est faite l’existence de chacun, qui s’est trouvé soudainement affecté par la crainte de la contagion, pour une durée indéterminée. Il n’a plus été possible de prendre par la main, de serrer dans ses bras ceux auxquels on a ordinairement l’habitude d’offrir ces marques d’attention, ces gestes du soin, ces signes du secours qui sont l’expression ordinaire de la responsabilité qu’appellent leur vulnérabilité et leur mortalité. Au moment même où celles-ci se trouvaient accrues, de façon exponentielle, par une pandémie que personne n’a vu venir, leur manifestation est devenue impossible, dans des conditions d’éloignement et d’isolement qui ont eu, pour chacun de ceux qu’aura affecté la maladie ou la perte d’un être proche, la brutalité d’un reniement et la violence d’un arrachement. Il n’a plus été possible d’accompagner les mourants, de leur dire « adieu », de les assister dans leur dernier souffle et d’enterrer ses morts. L’interdit douloureux qui a pesé sur l’organisation des rituels funéraires nous rappelle soudain que l’un des piliers du « vivre-ensemble », qui nous lie les uns aux autres, de la naissance à la mort, dans une même société, repose sur la promesse du « dernier chemin ». Nous savons bien que les morts ne sauront rien de notre absence ou de notre présence, le jour de leurs funérailles, que nos mots d’adieu n’auront pas d’écho et qu’ils seront sans retour. Et pourtant nous leur devons (et nous nous devons à nous-mêmes) d’être là. Aucune obligation ne nous lie davantage les uns aux autres que cet engagement tacite.

Aussi l’impossibilité d’y souscrire est-elle le dénominateur commun des violences collectives qui font la trame de l’histoire. Les guerres, avec leur cortège de « soldats inconnus », les meurtres de masse, les génocides, les déportations, les disparitions orchestrées par les régimes totalitaires ont en commun d’imposer la double privation que signifie, dans les périodes les plus sombres de l’histoire, le manquement de cette obligation. Leur catastrophe prive autant les victimes que ceux qui leur ont survécu de toute possibilité d’honorer la dette qu’ils avaient mutuellement contractée, selon laquelle celui qui survivra à l’autre ne le laissera pas seul sur son « ultime chemin ». C’est cette promesse que, depuis le printemps dernier, la virulence de la pandémie a conduit des dizaines de milliers d’hommes et de femmes, des enfants, des frères, des sœurs, des amis, à renier. Sans doute sortirons-nous du confinement et ces gestes redeviendront possibles, mais rien ne sera plus comme avant, car nous savons désormais que ces mesures extrêmes peuvent se reproduire, que d’autres urgences sanitaires, décrétées par les gouvernements à venir, viendront, qui les répéteront. Nous devons apprendre à vivre, avec la conscience que les colonnes du « mourir-accompagné », soutenue par les principes de l’attention, du soin et du secours, en apparence indestructibles, qui nous font tenir et vivre ensemble, peuvent s’effondrer. Nous devons nous projeter dans l’avenir, en sachant que les obligations qui nous lient les uns aux autres, vivants et morts, peuvent être « déshonorées » par l’urgence sanitaire, dès lors que nous ne serons plus en mesure de les respecter.

V

Tous les soirs, à 20h en France, à 18h en Italie, nous nous retrouvons à nos fenêtres ou sur nos balcons respectifs pour applaudir, à tout rompre, le personnel de santé, les médecins, les infirmiers et infirmières, les aides-soignantes, les ambulanciers. Dans des temps ordinaires, nous saluons le soin qu’ils apportent à ceux et celles que nous confions à leurs gestes médicaux, aussi précieux qu’ils sont vitaux, tandis que nous nous chargeons, pour notre part, de l’affection et du réconfort prodigués aux malades, des paroles d’apaisement, des marques d’attention, qu’ils attendent au gré des visites qui nous rapprochent d’eux. La part qui nous revient est de les préserver du sentiment d’abandon et de solitude que leur réserve inéluctablement leur hospitalisation et leur face-à-face avec leur corps souffrant. Pour eux, nous cherchons, nous inventons les sourires, les mots qui portent secours, nous leur donnons des nouvelles, nous racontons les histoires qui les distraient, autant que faire se peut, du repli, de l’absence et de l’éloignement que crée la maladie. Le personnel soignant, sans doute, n’est pas en reste. Ces gestes, ces mots, cette attention, qui soulagent l’épreuve leur appartiennent aussi, quand l’organisation du service leur en laisse le temps — mais ils ne sont pas les seuls à les assumer. La plupart du temps, les proches (la famille, les amis) de ceux qu’ils soignent partagent avec eux cette charge essentielle au réconfort des malades

C’est ce partage qui n’est plus possible au temps de la pandémie. Quand nous applaudissons le soir, pour témoigner notre gratitude aux « soignants », nous ne saluons pas seulement leur dévouement, le risque qu’ils prennent pour sauver la vie de ceux qui nous sont chers, au péril de la leur, nous les remercions, plus fondamentalement encore, de leur vicariance. Dans les ambulances, les couloirs de l’hôpital, les chambres, où la maladie les a fait échouer, le personnel de santé fait davantage qu’assurer les gestes qui soignent, dans l’espoir qu’ils guérissent, il se substitue à nous dans le soutien de nos malades, que les règles strictes du confinement ne nous permettent plus d’assumer. Nous n’avons pas d’autre possibilité, pas d’autre moyens, que celui de nous en remettre à ces êtres que nous ne connaissons pas, à leurs sourires, à leurs paroles bienveillantes, à leurs gestes de bonté et d’humanité, pour porter à notre place tout le secours possible à ceux et celles que nous ne pouvons plus accompagner, comme nous le voudrions, dans la maladie et, pour beaucoup, la fin de vie. A l’heure du coronavirus, ils pallient notre absence, la rendant à nous-mêmes, comme à ceux que nous aimons, un peu plus supportable, un peu moins invivable. Tous les témoignages concordent pour dire combien cette vicariance est exemplaire, poussant médecins, infirmier(e)s, aides-soignants à assumer comme une évidence du cœur la responsabilité de l’attention, du soin et du secours qu’ils ont le sentiment de devoir aux malades et aux mourants, indirectement à leurs familles, jusqu’à l’épuisement de leurs forces.

Dans des temps difficiles et souvent dramatiques, le risque auquel les sociétés sont exposées est toujours celui du découragement. Rien ne guette davantage les populations fragilisées que cet abandon au pire, ce repli sur soi qui consistent dans une résignation face à l’irruption, à l’installation et à l’entretien de la violence, comme un régime ordinaire de l’existence. Cela vaut des guerres et des dictatures, de la terreur politique, de toutes les formes d’oppression, contre lesquelles il est vital alors d’inventer des formes de résistance. Parce que ces différentes catastrophes installent une culture mortifère, la résilience des sociétés ne s’éprouve pas seulement après coup, dans leur capacité à se reconstruire, mais également durant l’épreuve, dans leur désir de s’opposer à l’effondrement des valeurs et des principes, auxquelles elles sont attachées. Elle demande que la population « tienne bon » dans le renouvellement, la réinvention de cet « être-contre-la-mort » partagé qui, dans des temps sombres, s’impose comme une évidence pour conserver au « vivre ensemble » un fondement, auquel il nous reste possible de croire, individuellement et collectivement. Ce n’est pas rien cette croyance. Y tenir, comme on s’accroche à une bouée de sauvetage, est un impératif de la vie, si l’on veut pouvoir échapper au piège du nihilisme, qui consistera toujours, comme Camus le savait, dans la démultiplication de notre consentement à la violence.

VI

C’est peu dire que, s’inscrivant dans une durée, dont il est impossible de prévoir le terme, la pandémie nous fait violence, d’une façon redoutablement cumulative. Nous avons découvert tout d’abord la virulence et la gravité, avec laquelle La maladie attaque les corps. Nous avions commencé par la minimiser, avant de nous rendre à l’évidence : personne n’était à l’abri qu’elle l’emporte en quelques jours. Au fil des semaines, à mesure que le nombre des victimes croissait de façon exponentielle, partout dans le monde, l’oreille rivé aux statistiques mortifères journalières, il n’était plus possible d’en ignorer l’extrême dangerosité, sauf à faire preuve d’une incurable combinaison d’ignorance, de bêtise et de malveillance. Nous avons éprouvé ensuite, au plus intime de nous-même et de nos affections, la façon dont les privations du confinement, la distanciation sociale imposée, indéfiniment reproductible, fragilisent l’équilibre psychique et la santé mentale de chacun. Dans le silence des uns, dans les échanges, auditifs ou visuels, que permettent avec d’autres les technologies de la communication, chacun a pu percevoir, ces dernières semaines, au gré des échanges, à l’hésitation de la voix défaite, au récit syncopé des journées vides, un nouveau mal de vivre et parfois les signes avant-coureurs inquiétants d’un effondrement possible.

Enfin, nous percevons, jour après jour, l’étendue du désastre économique et social qui s’annonce. Déjà la marche ralentie de nombreux secteurs d’activité, sinon leur arrêt, fait peser sur l’existence de millions de personnes le spectre d’une précarité durable qui, pour beaucoup de familles, privées de ressources depuis des semaines, prédit, dès à présent, des difficultés insurmontables. Demain, il est très improbable que tous ceux qui l’ont provisoirement perdu retrouvent leur emploi. On nous l’annonce déjà comme une fatalité, nous y sommes lentement, mais sûrement, préparés : des entreprises feront faillite, des commerces, des restaurants ne pourront pas rouvrir leurs portes. Comment se relèveront ceux et celles, dont la protection contre le virus aura détruit les ressources qui leur permettait d’assurer l’entretien continué de la vie ? Quant à la génération qui devait entrer sur le marché du travail dans les mois qui viennent, elle ne pouvait imaginer de conditions plus défavorables pour y accéder. De la façon la plus inquiétante, la jeunesse ne sait pas comment elle vivra demain. Rarement la société sera entrée dans un processus aussi visiblement auto-immunitaire3. En répondant à la nécessité absolument vitale de se protéger du virus, elle aura fragilisé, sinon sacrifié, les défenses immunitaires, déjà craquelées de toutes part, — depuis longtemps si insuffisamment réinventées — qu’est censé lui assurer, tant bien que mal et de façon profondément inégalitaire, le tissu, troué et rapiécé, de l’économie.

Chacune de ces formes de violence appelle un exercice spécifique de la responsabilité, qu’il faut entendre comme une voie de dégagement, individuelle et collective, pour échapper à la spirale de ce consentement meurtrier qui est l’autre nom du nihilisme. L’esprit de son engagement est un refus de la violence. Dans une tribune alarmiste, le philosophe Giorgio Agamben s’est risqué à soutenir que « le seuil qui sépare l’humanité de la barbarie [avait été] franchi4 » pour décrire les mesures de confinement imposées dans son pays. C’était faire preuve d’une « précipitation » surprenante. C’est, en effet, tout l’inverse qu’il fallait soutenir. C’est pour échapper à une barbarie inouïe que ces règles drastiques étaient nécessaires. « L’humanité », pour le prendre au mot, était-ce de laisser la pandémie faire son œuvre, frapper prioritairement ceux et celles qui seraient les moins à même de trouver eux-mêmes une solution pour se protéger ? Etait-ce de laisser les hôpitaux se retrouver encore plus débordés qu’ils ne le furent, engorgés, submergés par l’afflux des malades, au risque de devoir, davantage encore que ce ne fut le cas, choisir ceux qui devraient être soignés et ceux qu’il faudrait abandonner à la maladie et laisser mourir ? Le sacrifice, le dévouement des médecins, au péril de leur vie, méritaient-ils qu’on parle de « barbarie », aussi hâtivement et aveuglément que le philosophe s’est risqué à le proclamer ? La violence eût été de ne rien faire, de ne décréter aucune urgence, de n’imposer aucune règle. Au nom de quoi aurait-on du s’abstenir d’organiser la distanciation sociale ? D’un laisser-faire qui n’aurait eu d’autre goût que celui de la résignation devant la mort des plus faibles ? Du droit des individus de laisser libre cours à leur égoïsme et leur individualisme souverains, comme, aux Etats-Unis et ailleurs, des citoyens, ivres de leur pseudo-liberté, le réclament, avec une brutalité indigne et indécente, ignorant que leur existence, prétendument « libre » est depuis longtemps la proie du système injuste qui les asservit ?

Voilà pourquoi, contre la maladie, l’esprit des règles imposées à tous (la restriction des déplacements et même l’interdiction des visites aux mourants) fût d’être un refus de la violence, à l’opposé de ce consentement meurtrier qu’eut été le choix de laisser la mort gagner du terrain. Ce sont de toutes parts que des gestes se sont multipliés pour donner à ce refus la forme de ce que le poète Paul Celan appelait « l’attestation de l’humain » : ceux des soignants d’abord, pour rendre la plus douce possible, la plus aimante, la substitution qu’on évoquait à l’instant ; ceux des restaurateurs venus à leur secours pour leur apporter le réconfort d’un repas, et de tant d’autres, animés de la même volonté, engagés dans la production de masques, de blouses, etc. Cela n’enlève rien à la critique nécessaire de l’état dans lequel le dogme d’un libéralisme intransigeant, soucieux de rentabilité, a laissé les systèmes hospitaliers européens en déshérence depuis des décennies. Les Etats et leurs citoyens auront payé d’un prix fort, ces derniers mois, l’idéologie qui en a imposé la doctrine. Mais cela rend d’autant plus admirable la façon, dont le personnel des hôpitaux qui en était la première victime, — protestant depuis des années contre les difficultés croissantes que, toutes fonctions confondues, les uns et les autres rencontraient dans la poursuite de leur vocation, à la hauteur de la disponibilité qu’elle exige —, n’auront écouté d’autre voix, dans l’urgence, que celle, intime, viscérale, qui leur enjoignait de sauver le plus grand nombre de vies.

VII

La pandémie est un traumatisme, à mesure qu’elle sépare les vivants les uns des autres, et chacun d’eux des mourants. La plus dur du confinement aura été de vivre dans l’angoisse d’un isolement, d’une coupure qui ne permettrait pas, si le pire advenait, d’accompagner les êtres chers, dans leurs derniers instants, de les rejoindre et de les voir une dernière fois, de recueillir, pour le garder, leur dernier souffle ou leur dernière parole — et, pour beaucoup, de faire l’épreuve douloureuse d’un éloignement définitif, avec pour seul adieu en héritage la culpabilité de l’absence. Pour beaucoup, réduits à l’impuissance, il aura été dur également de voir les semaines passer et le temps filer, sans être en mesure d’en tirer profit pour mener à bien ses projets, de se laisser ainsi envahir par le poids du temps perdu, avec l’irrémissible impression d’avoir laissé, malgré soi, sa vie tomber hors de soi. Enfin il serait vain de nier que la distanciation sociale est une souffrance. Nous avons besoin de nous voir sans la médiation des écrans, de nous prendre par la main, de nous effleurer, de nous toucher, de nous serrer dans les bras. Nous aurons beau, ces derniers mois, avoir multiplié les subterfuges, inventé des rituels, sollicité ces prothèses que sont devenus, plus que jamais, dans une société confinée, le téléphone portable et l’ordinateur, peiné sur leurs applications, ils n’auront pallié que très imparfaitement l’absence de ceux et celles avec lesquels nous avons le désir de vivre*. Vivre avec*, ce ne saurait être durablement vivre à distance. Aussi ne peut-on qu’être d’accord avec Giorgio Agamben quand il affirme ne pas croire que « une communauté fondée sur la distanciation sociale soit humainement et politiquement vivable5 ».

Dans le temps du confinement — on le rappelait à l’instant — nous avons inventé des appels, des liaisons, qui étaient autant de façons de nous porter attention mutuellement. Guettés par la lassitude ou cette forme d’inattention propre à la mélancolie, nous avons trouvé en eux la ressource d’une vigilance partagée pour ne pas sombrer. Notre souci fut de ne pas couper les mille et un fils qui nous rattachent aux autres et rendent la vie vivable. Dans l’étirement des jours, les gestes, les signes qui nouaient ces fils avaient la portée éthique du refus de ces formes insidieuses de violence que sont l’abandon des autres, l’exclusive autoprotection de soi, le repli sur ses propres défenses, l’indifférence ou le silence. L’enjeu du dé-confinement alors, à quoi pourrait-il tenir ? Il serait de garder la mesure des fragilités induites par la catastrophe, de façon chaque fois singulière. La page ne sera pas aisément tournée et ses effets ne disparaîtront pas, par un coup de baguette magique, avec la liberté progressivement retrouvée. Les marques spécifiques de l’attention, du soin et du secours qu’il reviendra à chacun d’inventer garderons longtemps encore la force d’un appel, à laquelle l’exercice de la responsabilité enjoindra de ne pas se dérober.

A supposer que l’on persiste à vouloir parler de « barbarie », il faut reconnaître alors que, dans de telles circonstances, son risque tient moins aux résidus de « l’état d’urgence sanitaire », dont l’une ou l’autre des contraintes se prolongeraient, qu’à la volonté qui s’imposerait de remettre la société en mouvement, à marche forcée. Elle se manifestera moins dans l’exception elle-même que dans les entorses faites, au nom de cette marche, à la reconnaissance de ce que le traumatisme eut « d’exceptionnel », à la considération patiente de ses effets physiques et psychiques. « Exceptionnelles », les semaines passées le furent assurément — et la plus grande supercherie serait de le minimiser ou de l’ignorer, au nom d’une norme éthique indue, comme celle d’affronter la mort en masse avec courage, sans en avoir peur. L’urgence sera, dès lors, de ne rien précipiter, de laisser à chacun, à commencer par ceux que l’épidémie aura frappés plus durement, le temps de reprendre leur souffle, de n’imposer, en d’autres termes, aucune norme à la résilience. Voilà pourquoi la barbarie, s’il en est, doit être redoutée dans toutes les formes de brutalité, dont la volonté politique et le désir social d’un « retour à la normale » seraient susceptibles de s’accommoder. De même que le temps du deuil est incompressible et qu’il ne se décrète pas, les séquelles, individuelles et collectives, d’un traumatisme ne se laissent pas effacer sur commande.

Et cela ne s’impose nulle part autant que dans le domaine économique et social. Déjà, dans les rangs inquiets des thuriféraires du libéralisme et du capitalisme qui voudraient que rien ne soit remis en question ni ne change, une petite musique se fait entendre qui voudrait que le dé-confinement soit synonyme d’un retour au travail sans délais, que la viabilité des entreprises soit assurée, à n’importe quel prix. Il n’a pas fallu longtemps pour que la réduction progressive de la couverture du chômage partiel, l’allègement des charges des entreprises, et surtout l’augmentation du temps de travail soient présentés comme des « anticorps » nécessaires pour résister aux effets économiques et sociaux du virus — comme si la chose exclue par principe était la remise en question d’un système aux effets désastreux, qu’il faudrait par-dessus tout sauver. On peut déjà imaginer les « sacrifices » que ce monde-là demandera pour rendre possible le « retour à la normale », on devine les pressions exercées sur les gouvernements pour qu’il les impose. S’accommodant depuis toujours du drame social vécu par ceux et celles qu’il sacrifie sur l’autel de la compétitivité et de la rentabilité, il est à craindre que la pandémie lui serve d’alibi pour en sacrifier davantage. Peut-être est-ce là, au bout du compte, la « barbarie » la plus redoutable, la forme moderne la plus insidieuse d’un consentement meurtrier qui cache son vrai visage.

Ces mesures réclamées par les voix les plus conservatrices conduiraient, au bout du compte, à rajouter de la violence à la violence. Il sera donc de la responsabilité politique de chacun, individuelle et collective, d’en manifester le refus intransigeant. Il serait désastreux, en effet, que la pandémie passe, sans avoir réveillé les consciences suffisamment pour qu’elles rappellent que l’urgence sanitaire n’est pas le dernier mot de la crise. Une fois sortis du combat mené, au jour le jour, pour sauver des vies, ce sont d’autres luttes, tournées vers l’avenir, qu’il faudra savoir inventer ; c’est un autre monde qu’il faudra imaginer et trouver les moyens d’imposer. On a beaucoup souligné, ces derniers temps, combien la façon qu’ont eu les gouvernements de s’adresser à la population, aussi nécessaires que soient les mesures prises pour les forcer à se protéger, leur avait dénié la capacité de se prendre en charge par eux-mêmes. On a même parlé à ce sujet « d’infantilisation ». Ce n’est pas exagéré. Traitée comme une bande d’enfants indisciplinés qu’il faut avertir, menacer, surveiller, contrôler, morigéner et sanctionner, c’est bel et bien une force infantilisante qui se sera appliquée sur la population, leur imposant des contraintes, des restrictions et des privations, en même temps qu’elle court-circuitait la possibilité d’en débattre, de les discuter et de s’y opposer, jugeant sans doute que c’eût été une perte de temps. L’état d’urgence n’a pas d’autre sens.

Parce qu’il aura directement impacté nos conditions d’existence en confisquant la parole, sans qu’il nous soit laissé aucun pouvoir de la combattre et de nous en défendre, il convient cependant de se demander dans quelle mesure la force de cet état, telle que l’incarnent les autorités sanitaires et politiques, ne doit pas être reconnue, elle aussi, comme une violence, et faire alors ce que toute force appelle : interroger, de façon critique, son destin. Si violence il y a, c’est une violence qui sauve des vies, voilà le paradoxe. Et cela aura suffi à lui donner une légitimité. Tant qu’elle est nécessaire à leur sauvetage, les autorités auront donc toutes les raisons de maintenir des mesures d’exception. Mais plus elles dureront, au titre de la précaution et de la prévention requises, plus on sera en droit de s’inquiéter de l’esprit qui préside à leur entretien. A quoi s’agira- t-il de nous accoutumer ? De quoi l’état d’urgence sera-t-il la prédiction ? D’un nouveau type de société, fondé sur davantage de contrôle et de surveillance ? D’une biopolitique libérée des embarras de la conscience et du scrupule des libertés ? Du triomphe d’un nouveau complexe politique, sanitaire et industriel ? Voilà pourquoi les impératifs sanitaires ouvrent la voie d’une urgence politique : celle, pour la population, de se réapproprier, en le renouvelant et en le réinventant, l’espace démocratique.

On se prend dès lors à faire trois rêves. Le bilan d’une catastrophe est toujours une école du manque. Il fait apparaître ce qui aura fait défaut pour en surmonter l’épreuve à un moindre coût, en termes de vies perdues. Il révèle les handicaps, les failles qui l’ont alourdi, il dénonce les choix politiques antérieurs, les doctrines imposées, dont, le moment venu, l’héritage n’aura pas aidé à faire face, à moins que sa pesanteur n’ait contribué à aggraver la situation. Rêver, c’est donner droit à l’imagination. Toute volonté de remettre la société « en marche » dans ses pas d’avant reviendrait à la confisquer, comme si la pandémie ne devait être qu’une parenthèse qu’il s’agirait de refermer le plus vite possible, comme un mauvais souvenir, pour revenir au monde antérieur, aussi injuste et inégalitaire soit-il. Que s’agit-il donc d’imaginer ? La pandémie a ceci de commun avec le réchauffement climatique qu’elle ne connaît pas de frontières. Le temps qu’elle se déclare il est toujours trop tard, le virus a déjà circulé et sa progression ne peut être limitée aux limites d’un territoire. C’est communément que les Etats ont à en affronter l’urgence, avec des faiblesses et des forces divergentes.

Il n’est pas interdit alors — c’est le premier rêve — de rêver d’une solidarité qui impliquerait, pour les Etats, prioritairement, de ne pas chercher à tirer avantage des unes ou des autres pour augmenter leur propre puissance, au détriment des nations concurrentes. De cette course, en effet, nous savons qu’elle a pour premier effet de rajouter des victimes aux victimes, d’entraîner les Etats dans des politiques économiques et sociales, qui, au nom de la concurrence, imposent un entretien partagé des injustices et des inégalités. Ne pas « en faire trop » pour les plus fragiles et les plus démunis, de peur que les autres, en en faisant moins, se renforcent plus vite, devient une règle tacite — chaque nation mesurant sa puissance aux inégalités et aux injustices que son gouvernement parvient à « faire avaler » à sa population, dans la limite de la contestation sociale et des « troubles à l’ordre public » qu’elle ne parviendrait plus à absorber. La concurrence se traduit alors par le calcul du minimum de justice et d’égalité, auquel elle doit consentir pour les éviter et prendre avantage sur les autres. Quel pourrait être alors le sens de la solidarité, dont on se prend à rêver ? Rien de moins que le refus concerté que la « santé » des économies « nationales » fragilisées par la crise sanitaire, conduise à aggraver de façon dogmatique, au nom de la compétitivité de leurs entreprises, les conditions d’existence de ceux, dont la pandémie aura eu pour effet de diminuer ou de supprimer les ressources. A l’échelle de l’Europe, cela pourrait conduire à l’instauration d’un minimum vital, décidé communément, assuré par chaque Etat, avec le soutien de la communauté. Il s’agirait enfin de considérer que la précarité et la pauvreté, loin de pouvoir être abandonnées à la concurrence, exigent désormais une politique communautaire concertée, de telle sorte que « les pauvres » des uns deviendraient la responsabilité de tous.

Dans le même ordre d’idée, la pandémie a révélé que les services publics ne pouvaient être soumis, de façon concurrente, à une exigence de rentabilité qui mette en péril leur efficacité. Elle a fait apparaître, au cœur du vivre-ensemble, la nécessité de satisfaire des besoins communs — hospitaliers, médicaux, pharmaceutiques, etc. — comme une priorité vitale, avec laquelle il aura été irresponsable de transiger pendant des décennies. Les difficultés d’approvisionnement (masques, blouses, tests) auront montré les limites de l’interdépendance que la délocalisation de leur production aura créée. Il en résulte que la déconstruction de la souveraineté, aussi nécessaire soit-elle, ne saurait être synonyme de cette forme de soumission aux impératifs du marché, constitutive d’une dépendance préjudiciable aux intérêts des populations. De cette déconstruction, nous aurons découvert que la mondialisation des échanges ne saurait en constituer la voie privilégiée, dès lors qu’outre les inégalités qu’elle entraîne, elle est génératrice d’une interdépendance du manque, préjudiciable aux populations. Si la souveraineté demande à être remise en question, elle doit l’être, par conséquent, dans les limites d’une indépendance soucieuse de leur protection. D’où un deuxième rêve : celui de voir ce qu’il y a de vital dans nos conditions d’existence, à commencer par le soin, échapper aux lois du marché. Affranchi du règne de la concurrence, cette indépendance rêvée ne pourrait exister que dans un esprit de solidarité, comprise comme un vecteur de justice, qui transcende le calcul des intérêts.

L’état d’urgence sanitaire est une dépossession de la parole et de l’action. La traduction la plus immédiate des règles du confinement dans notre existence individuelle et collective, en France comme ailleurs, tient au fait que, pendant plusieurs semaines, ce n’est pas seulement notre liberté de mouvement qu’elles ont entravée, mais également notre pouvoir d’agir qu’elles ont restreint, faisant peser sur toute initiative — et il y en eut beaucoup - des contraintes administratives insurmontables. A cela s’ajoute, que de l’une et de l’autre, nous avons été privés, du jour au lendemain, sans avoir notre mot à dire. Autant dire que le manque fut double. Dès lors l’enjeu du dé-confinement porte sur la restauration autant de l’une (l’action) que de l’autre (la parole). Nous avons besoin de nous réapproprier notre vie — et cela ne pourra se faire sans la création d’espaces propices à une circulation et un partage de la parole qui soient à la mesure de cette pluralité, dont la concertation organisée définit ce que devrait être la politique. Voilà donc le troisième rêve : celui d’une démocratie enfin participative. L’enjeu est considérable. Voilà in fine à quoi tient la croisée des chemins qu’évoque le sous-titre de ses réflexions. La première voie est celle d’une installation durable dans un état d’exception, dont le premier effet sera d’entériner cette double privation, avec l’effet d’infantilisation que l’on soulignait un peu plus haut. De nombreux signes le laissent redouter. Et il est des sociétés, soumises à des régimes autoritaires, sinon dictatoriaux, pour lesquelles la question semble à peine pouvoir se poser, tant il y est usuel que les populations, privées de leur liberté d’expression, n’aient jamais leur mot à dire sur ce qui détermine le cours de leur existence. C’est peu dire qu’une telle voie laisse peu de droit à l’imagination de l’avenir, d’emblée confisquée par les autocrates. La seconde est la voie de l’utopie. Elle appelle des tracés d’écriture, des récits, des prises de parole. Seule, en effet, une confiance renouvelée dans les pouvoirs du langage — décrire, raconter, analyser —est susceptible d’articuler, dans un refus, individuel et collectif, de la violence, les trois rêves qui, tournés vers un à venir incertain, suffiront provisoirement à conclure ses réflexions ...

Marc Crépon

Mai 2020


  1. Cf. Bernard Harcourt, « l’urgence de la crise nous fait baisser la garde face à la surveillance numérique », Libération, le jeudi 16 avril, p. 18. Après « la menace sécuritaire élevée du terrorisme, précise-t-il, c’est désormais « la pandémie qui nous pousse dans les bras de la surveillance technologique », et il ajoute : « ce qui est bien sûr parfaite ment compréhensible. Le problème, c’est que ces transitions ont des effets durables qui survivront à ces épisodes de crise aigüe ». ↩︎

  2. Cf. Byung-Chul Han, « La révolution virale n’aura pas lieu », dans Libération, le 06 avril 2020, p. 20. ↩︎

  3. On rappellera ici la définition que donne Derrida de l’auto-immunité, dans Foi et savoir (éd. Seuil, 2000, p. 67 : « La réaction immunitaire protège l’indem-ité du corps propre en produisant des anticorps contre des antigènes étrangers. Quant au processus d’auto-immunisation […] il consiste pour un organisme vivant, on le sait, à se protéger en somme contre son autoprotection en détruisant ses propres défenses immunitaires. » ↩︎

  4. Giorgio Agamben, « Une question », dans Quodlibet, le 20 avril 2020. ↩︎

  5. Giorgio Agamben, « Distanciation sociale », dans Quodlibet, le 06 avril 2020. ↩︎

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By Ginevra Vénier

Following a bachelor’s degree in translation, theory of literature and contemporary philosophy, Ginevra Vénier embarked upon her doctoral studies at the École Normale Supérieure in September under the supervision of Marc Crépon and Dominique Combe.

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