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Northwestern Buffett Institute for Global Affairs

painting of two women sitting indoors
Image credit: Two Girls by Berthe Morisot. Distributed under Public Domain - United States - PD-US-Expired.

Terminologie, narration, traduction

By Ginevra Vénier

Following a bachelor's degree in translation, theory of literature and contemporary philosophy, Ginevra Vénier embarked upon her doctoral studies at the École Normale Supérieure in September under the supervision of Marc Crépon and Dominique Combe.

Recommended Citation:

Vénier, Ginevra . "Terminologie, narration, traduction", Living with Plagues: New Narratives for a World in Distress, Buffett Institute for Global Affairs, (2020), doi: 10.21985/n2-6zrf-py23

Copyright © 2020 Ginevra Vénier. Published under a Creative Commons (CC BY NC ND 4.0) license.

Published under a Creative Commons Attribution-Non-Commercial-NoDerivatives 4.0 International (CC BY NC ND 4.0) license
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Termes

La première étape d’une réflexion sur la crise actuelle doit être, à mon sens, un discours autour des mots, un regard sur la terminologie qui s’est affirmée au cours de ces semaines. Les mots confinement, dé-confinement, distanciation sociale, gestes-barrière… sont devenus aujourd’hui tout à fait ordinaires. Si, d’une part, ce fait témoigne de la capacité d’adaptation de nos habitudes linguistiques, de l’autre il suggère que ces termes renvoient, plus ou moins manifestement, à un imaginaire qui est loin d’être inédit.

Voyons par exemple le verbe confiner. C’est surtout le participe passé de ce verbe qui s’est imposé dans le discours au moment crucial de la crise. Le sens de ce verbe, pourtant, n’est pas univoque. Le verbe confiner implique deux possibilités bien différentes, sinon opposées : on peut se confiner ou bien être confiné. Comme nous le savons bien, la différence entre les formes active et passive se situe dans la possibilité de disposer librement de soi-même. Ainsi, une partie de la population, prenant connaissance du danger de la contagion, a décidé de se confiner, de respecter les choix du gouvernement ; une autre partie de la population a été confinée, au sens où elle a dû se plier aux mesures gouvernementales contre son gré. Pour explorer cette divergence dans la réception des mesures de confinement, nous pouvons poursuivre notre réflexion en nous concentrant sur des termes qui, dans l’imaginaire dominant la sphère publique, sont immédiatement liés au mot confinement. Souligner que cette relation n’est pas immédiate, mais qu’au contraire elle passe par des idées reçues, revient à faire la différence entre se confiner et confiner.

Le confinement c’est rester à la maison, rester chez soi, rester au foyer. Comme nous pouvons l’apercevoir dans ces expressions, « maison » signifie à la fois « soi-même » (notre subjectivité), et « foyer » (centre pulsant des affects qui demeurent). Dans les deux cas, « confinement » renvoie à la distinction entre intérieur et extérieur, dedans et dehors, distinction dans laquelle le premier des deux termes s’accorde avec l’idée de sécurité, de protection, de stabilité. Pourtant, la littérature - médicale, psychologique, psychanalytique … - nous rappelle à quel point être face à soi-même, se voir obligé à une confrontation solitaire avec ce qu’il y a de plus personnel ensoi, ouvre une profondeur qui peut révéler non pas une intimité mais la plus inquiétante des étrangetés. Et encore, notre intériorité peut être rendue familière pour nous grâce à l’entrée de l’autre, du monde, de l’extérieur, qui vient nous habiter et nous rassure. En considérant la polarité de l’intérieur et de l'extérieur au-delà de la dimension psychique, il suffit de penser à ceux qui, nombreux, vivent des violences domestiques, plus et moins fortes, verbales ou physiques, pour comprendre à quel point l’imaginaire du foyer comme lieu de protection est faible : il résulte d’une série de valeurs et de traditions historiquement et socialement déterminées. Nous pouvons formuler une première objection contre la séparation de l’intérieur et de l’extérieur : dans l’expérience humaine de soi-même et du monde, les catégories du familier et de l’étranger se brouillent, leur relation est complexe. Par conséquent, une deuxième objection contre l’imaginaire du foyer qui voudrait souder intériorité et sécurité est la suivante : la protection peut se trouver à l’extérieur, loin de soi et de chez soi.

Continuons à explorer la constellation terminologique du confinement. Le confinement détermine un retour à l’état « originaire » du foyer. Faire retour au foyer, à cette espèce de locus amoenus auquel la vie moderne et le travail salarié nous arrachent, signifie se ressourcer, retrouver un rythme de vie « humain », remettre en cause nos priorités. Mais si nous admettons que l’opposition de l’intérieur et de l’extérieur et, son corollaire, l’idée de protection, sont à remettre en cause, nous comprenons que le foyer, pour certains, source d’énergie, centre et cœur pulsant, est pour d’autres un décentrement, le lieu d’une dispersion d’énergies. Par conséquent, le foyer nous apparaît plutôt comme un point de convergence (terme plus neutre) des relations complexes qui existent entre l’intérieur et l’extérieur, le familier et l’étranger.

Comme nous le constatons, deux possibilités s’ouvrent à partir du foyer, point de convergence, et elles nourrissent deux modèles de confinement, les deux véhiculés dans l’espace publique. Un modèle que nous appelons positif - se confiner - qui se construit autour de la série « retour au foyer - ressourcement - recentrement de la vie » ; un modèle négatif - l’être confiné - qui renvoie à l’idée d'un exil paradoxal dans l’intériorité, à la dispersion, au décentrement. Ces deux modèles ont été véhiculés par des instances différentes.

Le confinement positif a été à la fois nourri et exploité par une partie des médias (émissions télévisées, publicités, …) et par la communication politique (déclarations et discours des politiciens, type de présence de ces derniers dans les réseaux sociaux …). Dans un cas comme dans l’autre nous pouvons aisément comprendre que l’imaginaire positif du confinement recoupe les valeurs traditionnelles, en particulier celles liées à la famille, que la publicité exploite depuis ses origines et sur lesquelles certains discours politiques se fondent. Ce modèle a été également véhiculé par une partie du monde intellectuel, qui a vu dans le confinement la condition d’une sorte de otium moderne. Également, une partie du monde du travail a adopté, diffusé ce modèle, notamment certains secteurs de la finance, du marketing, le monde des start-up… qui ont depuis longtemps appris l’efficacité de l’imaginaire du foyer. En effet, ici, la vieille représentation du foyer a été modernisée et elle est au service de l’injonction d’optimiser la performance, de « monter en compétence », d’augmenter la productivité (bref, pour travailler au mieux il faut se sentir chez soi, bien dans sa peau, bien avec les autres ou, du moins, en avoir l’illusion).

Le confinement négatif a été traité par une autre partie du monde intellectuel et par les médias qui lui donnent voix. Cette réalité a été résumée, absorbée par la représentation que ces instances se font traditionnellement des situations de marginalisation. Il s’agit surtout de promouvoir la création d’un récit inclusif. Le témoignage acquiert un rôle central : on demande de raconter son expérience du confinement, de s’exprimer avec des outils intellectuels ou artistiques à ce sujet. Ce genre de narration n’est pas directe (au sens où elle serait une expression spontanée et autonome des sujets concernés), mais indirecte car elle est guidée, elle se forme dans les limites et selon les paramètres choisis par les instances qui interrogent ces réalités - en un sens c’est du contenu qui vient remplir les structures interprétatives dont on dispose déjà, qui vient animer un certain discours déjà établi et raviver sa rhétorique. Ce visage négatif du confinement se nourrit, lui aussi, des représentations disponibles, consolidées - cette crise sanitaire risque ainsi de perdre sa spécificité, elle n’est qu’une crise de plus qui frappe les individus qui se trouvent dans des conditions précaires. Pourtant, s’il est certain que la précarité rend une partie de la population particulièrement désarmée face à cette crise sanitaire, les critères habituels pour déterminer le malaise social ne suffisent pas à cerner la situation actuelle. Notre représentation du mal-être social a été prise au dépourvu par un phénomène qui la déborde ; nous sommes appelés à la renouveler.

Narrations

Le confinement positif et le confinement négatif dessinent deux façons de vivre la crise sanitaire ainsi que deux moyens de la raconter. Ils sont deux tentatives de créer une narration qui nous permette de dépasser l’évènement traumatique de la crise. Ils sont partiellement fidèles à la réalité vécue par la population, mais ils ne l’épuisent pas. Surtout, nous nous devons d’interroger leur productivité. La narration peut être entendue en quelque sorte comme une reconstruction du déroulement des faits qui vise à les rendre plus supportables, afin que nous puissions en assumer la réalité. En soi, la narration n’est pas la résolution d’une situation critique mais le simple signe que nous intégrons l’évènement traumatique dans la série des évènements qui l’ont précédé et qui le suivront, dans le flux ordinaire de la vie. Pour cela, elle mobilise les acquis que nous possédons déjà, elle s’appuie sur la stabilité d’outils qui lui préexistent. La narration est plus un effort de normalisation qu’un travail de création. Mais la crise en tant que telle provoque une césure, elle est l’irruption d’une différence à partir de laquelle nous distinguons un avant et un après et, par conséquent, elle est responsable d’un défaut de congruence entre le monde et notre conscience. Dès lors, elle demande la création de nouvelles réponses. Face à l’inédit, apparaissent d’une part une production idéologique qui re-légitime les instances menacées par l’évènement critique, d'autre part une réflexion utopique qui déploie un nouvel imaginaire social. La temporalité est traitée différemment par le dogme, qui tend à la nier, et par l’utopie, qui assume le devenir de la vie commune. Dès lors, surmonter la crise, sans nier le devenir historique, revient à ouvrir l’horizon d’attente de l’utopie.

La narration, en se détachant dans une certaine mesure des faits, peut menacer le travail utopique, en favorisant son exil dans une région atemporelle où sa marge d’action se réduit sensiblement. Pour que la dimension utopique reste ancrée dans la réalité tout en la dépassant, pour que dans son mouvement elle reste pertinente, il est nécessaire qu’elle s’engendre non pas à partir d’une narration mais d’un travail, un travail de terrain. L’utopie s’annonce dans les évènements qui se vérifient et les stratégies qui naissent dans l’urgence pour y répondre ; pour ne pas être qu’une chimère elle doit trouver sa source dans l’impensé de la capacité humaine de faire face à la crise, de faire avec la crise. Elle est le fruit inattendu de l’expérience, et c’est une étude ponctuelle de celle-ci qui permet de la dégager, et non pas une narration qui étouffe la complexité de la réalité. La prolifération des narrations ne risque pas seulement de rendre l’utopie éphémère, de lui enlever son épaisseur mais, bien pire, d’enterrer à jamais ses germes en occultant les possibles qui paraissent en filigrane dans la réponse des hommes à la crise. Par conséquent, pendant et après cette crise nous sommes appelés à lire, interpréter nos stratégies, nos réponses pour y déceler les premiers principes d’un travail utopique.

Traductions

Nous avons défini la crise comme l’arrivée d’une altérité face à laquelle nos façons d’appréhender le monde ne sont plus adéquates. Pour cerner cette altérité, il est essentiel de prendre en compte la relation stricte qu’elle entretient avec la temporalité. La crise est une des marques du temps, car l’altérité qu’elle impose est toujours aussi une altérité temporelle. La crise peut se vérifier, parce que nous n’arrivons pas à assimiler un évènement traumatique qui rompt notre expérience du temps (un deuil par exemple), ou bien l’évènement traumatique peut être la manifestation même d’une temporalité que nous nous refusons d’accepter (la vieillesse), ou encore, la crise peut nous obliger au changement face à une temporalité que nous nions (la crise d’un idéal, d’une valeur). Face à la crise qui nous oblige à reconnaître une nouvelle temporalité, nous sommes obligés de mettre en œuvre une traduction. Ce genre de traduction peut être comparée à la traduction d’un texte écrit (il rencontre un autre contexte, une autre culture, une autre époque et se recrée dans cette confrontation) : nous traduisons notre expérience traumatique dans une vie qui a dû s’en accommoder, nous nous traduisons dans un nouvel âge de notre vie, nous traduisons un idéal pour répondre au défi du présent. L’acte de traduire (que cela concerne un texte, la vie d’un individu ou des idées) est le programme d’une rencontre productive avec l’altérité et sa temporalité. Elle est l’exemple d’une confrontation entre deux instances différentes, qui impose toujours leur déstructuration, leur réorganisation. En vertu de cela, elle rend cette rencontre productive car le troisième terme (le résultat de la traduction) contient et dépasse les autres deux. En outre, si la traduction fait signe vers un ailleurs (un troisième texte, une autre façon de vivre, un idéal renouvelé), elle le fait toujours à partir de la pratique, d’une dimension immanente, d’une réponse élaborée dans l’urgence : la traduction est un « faire avec », un « faire face », elle prend forme dans les stratégies concrètes de gestion de la crise. Nous comprenons bien cet aspect si nous pensons aux réflexions sur la traduction inter-linguistique : il n’est de théorie de la traduction qui ne se dégage de la pratique et qui ne puisse être mise à l’épreuve de celle-ci à tout moment. Tous ces éléments nous poussent, alors, à penser la traduction comme un modèle du travail utopique s’opposant à la narration. La traduction se distingue de la narration en ce qu’elle permet d’admettre l’altérité, de faire face à la crise et de produire une réponse créative ; elle impose cependant au préalable une critique de nos outils interprétatifs. La traduction impose un travail interprétatif qui est la première étape du travail utopique.

Si une des narrations de la crise que nous vivons se fait porteuse d’une dénonciation de la limitation des libertés personnelles opérée par l’application des mesures de confinement, de distanciation, de limitation de la circulation, ou encore par l’introduction de systèmes de contrôle de la population fondés sur la collection de données personnelles, le travail critique et interprétatif de la traduction nous pousse à nous interroger sur ce que nous appelons liberté personnelle. Le travail utopique nous oblige à approfondir notre conception de la liberté personnelle, à en voir les limites, avant même de dénoncer celles que nous pensons être les limitations qu’elle subit actuellement. Dans notre société, face à la crise sanitaire, le travail utopique nous évite de tomber dans le piège de voir dans les mesures gouvernementales la fin de notre liberté, elle nous oblige à aller plus en profondeur, pour apercevoir dans ce que nous appelons notre liberté personnelle les impositions de la logique du marché économique sur nos goûts et sur nous choix, le contrôle étendu et constant que l’emploi des technologies informatiques implique. Le travail utopique nous oblige à revoir le rapport entre ce que nous appelons la liberté personnelle et la mondialisation, il nous impose de nous confronter de façon critique à la viralité (de l’information, des marchandises, des goûts, des maladies) comme à la principale conséquence du développement des réseaux qui lient le monde, à évaluer ses aspects positifs et négatifs. Il nous conduit à prendre en considération tout ce qui se joue dans l’information - aspect essentiel de la liberté personnelle surtout en temps de crise sanitaire - et à y voir les perversions de ce que nous sommes habitués à saluer comme telle (une information quantitative).

Si une certaine narration dénonce la présence excessive de l’Etat, le travail utopique nous pousse à observer de près le rôle des institutions dans nos vies. Il nous suggère de voir l’Etat comme le système permettant l’exercice du sens civique, comme l’autorité qui se doit de maîtriser et de diriger la croissance économique, de déterminer son modèle ; il nous pousse à reconnaître l’Etat comme l’organisme qui se doit d’empêcher une centralisation des ressources et des services, de garantir la présence de ceux-ci dans le territoire. Le travail interprétatif qui s’impose comme essentiel à la construction utopique nous oblige à reconsidérer la relation entre nos libertés, notre épanouissement personnel et les nécessités d’une vie commune.

S’il existe des narrations qui dénoncent les contraintes que les institutions européennes exercent sur les États membres, le travail utopique nous invite à prendre conscience de la réalité de l’isolement d’une nation. Si dans ces mêmes narrations les phénomènes migratoires sont stigmatisés, ce travail nous permet de renverser cette vision, de prendre conscience de ce que signifie l’impossibilité de franchir les frontières nationales pour rejoindre nos proches, pour travailler. Le travail de l’utopie nous oblige, pour toutes ses raisons, à reconsidérer le concept même de nation.

Ceux-ci ne sont que quelques-uns des exemples de l’opération critique que le modèle de la traduction impose : mettre à l’épreuve nos outils d’analyse, les traduire en les confrontant avec la temporalité que la crise oblige à prendre en compte est la première étape pour élaborer une réponse productive, utopique à la crise que nous vivons.

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Marc Crépon is a philosopher and academic who writes on the subject of languages and community in French and German philosophy and in contemporary political and moral philosophy. He has also translated works by philosophers such as Nietzsche, Rosenzweig, and Leibniz. Three of his books have appeared in English: The Thought of Death and the Memory of War, Murderous Consent, and The Vocation of Writing. He has served as Chair of Philosophy at the École Normale Supérieure, and is director of research at the Archives Husserl, National Center for Scientific Research.

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