La date de ce jour est le 4 juin 2020. Le retour à Reims se fait sous la pluie, après une première sortie à plus de cent kilomètres de la ville. Pour une soirée d’anniversaire, chacun.e avait la panoplie de rigueur. On s’est bien vite rendu compte du malaise des retrouvailles, de la difficulté à se tenir à distance pour se parler, des gestes « barrière » qui ne sont pas encore bien assimilés. Pour cause : les habitudes ont la vie longue, mais elles ont besoin d’une certaine longue durée pour fonctionner comme « une seconde nature ». Il faudra encore du temps pour s’habituer à vivre en société autrement, à moins que ces phases de l’époque « Covid19 » ne soient seulement les moments d’une parenthèse bientôt archivée.
Début juin 2020, je retrouve la ville de mon enfance, Sarreguemines. C’est l’occasion de revenir sur les semaines passées. Elles se découpent selon des mots et des dates-« jalons ». Confinement, 16 mars-11 mai, déconfinement, entre le 11 mai et le 2 juin 2020. Ce soir de début juin, chacun.e y va de son avis, et cela fait du bien. On a pu entendre, dans les médias, que certain.e.s ne méritaient pas d’être entendu.e.s : trop privilégié.e.s, pas assez intellectuel.le.s, etc. Les vieilles scissions sont remontées à la surface, plus nettes : comme un marquage rassurant dans le temps d’une perte de repères. Qui est l’intellectuel.le? Qui peut avoir le monopole de la parole ? Ça veut dire quoi, « être en guerre face au Coronavirus »?
La crise traversée est sanitaire, politique, économique … Plus généralement : elle est humaine. Au cœur de ces multiples champs d’action, de production et de pouvoir, elle est, bien sûr, langagière. Les supports sont pluriels. Que la parole soit étouffée par le masque porté, ou encore hachurée par la saturation de diverses applications, elle s’entend et mérite d’être entendue, d’où qu’elle vienne — de quiconque, et quel que soit son lieu.
À Sarreguemines, les invité.e.s parlent sans retenue. Untel a eu peur de devenir alcoolique. Une autre n’a pas compris le « blues » de l’après-confinement. Unetelle a beaucoup lu, pas beaucoup écouté la radio, pas vraiment aimé les « Skypéros ». Un autre se dit « dégoûté » par le lynchage que des Allemands ont fait subir à une Française dans la ville de Sarrebruck. Ce sont des récits parmi d’autres, et il importe de les entendre. Ils m’ont permis de mettre en perspective ma propre expérience et de me dire que je pourrais bien la raconter brièvement ici. Pas parce que ma parole est plus légitime que d’autres, mais parce qu’elle sert à partager un vécu, entrant en résonance avec d’autres, et n’étant singulier que par rapport à tous les autres.
Soirée du jeudi 12 mars 2020 : allocution télévisée d’Emmanuel Macron. Je sors d’une longue journée de cours et de colles. J’enseigne en CPGE dans deux lycées rémois : le lycée Jean-Jaurès et le lycée Georges-Clemenceau. J’ai fini avec mes premières années d’ EC, qui préparent les concours des écoles de commerce. Depuis le début de la semaine, on se demande quand viendra le « stade 3 ». Je commence à voir des étudiant.e.s avec des masques. Je pense à me nettoyer les mains plus souvent, à ne pas parler trop près de mes interlocut.rice.eur.s. Ces attentions supplémentaires me frappent : je n’y réfléchissais pas ainsi avant. Je vois quand même des ami.e.s. en-dehors des lycées. À Paris, comme à Reims, il est question de l’inquiétude de la vie nouvelle qui gronde. Mais l’incertitude fait qu’on n’y croit pas totalement. Dans une émission sur France Culture, un jeune Chinois de Wuhan racontera des discussions similaires, et dira, à demi-mots, comment ces propos étaient liés aux discours officiels.
Il est vrai qu’à partir du 12 mars, 20h30, les rapports à sa propre vie, aux autres et au monde, ont changé significativement. Le poids des mots d’un discours, on le connaît, au moins théoriquement. Les mots de « l’appel du 18-juin » et de l’oraison funèbre d’André Malraux pour Jean Moulin ont encore leurs échos, même s’ils viennent d’un autre siècle. On peut aussi penser aux discours radiodiffusés de Daladier, en septembre 1939. Sommes-nous dans la même situation ? Les mots de l’actuel président de la République, « nous sommes en guerre », ont fait du bruit. Parmi eux, ces questions : avons-nous vraiment été en guerre ? le sommes-nous toujours à l’heure du « dé-confinement progressif »?
Ma vie a changé, le 12 mars 2020, et davantage encore le 14 mars 2020. Mon travail, au lycée et dans les bibliothèques, pour ma thèse, prend d’autres formes. Je fais du « télétravail ». Les étudiant.e.s ont des ressources remarquables pour ne pas perdre le fil des concours. Je donne mes cours « à distance », et je travaille sur ma thèse en lisant « mieux » ce que j’avais déjà chez moi. Je lis d’un œil nouveau les Carnets de la drôle de guerre de Sartre. Je pense que mon quotidien est bousculé, mais qu’il demeure très bourgeois : j’ai la chance de vivre la situation confortablement, même si ce cadre de vie borne aussi ma perception et la met en question.
Je vis suffisamment bien le confinement pour m’interroger : le Covid19 est-il une sorte de « troisième Guerre Mondiale », de « World War III » ? Je ne me poserais pas cette question si je souffrais d’une solitude insupportable ou de la peur de ne pas pouvoir subvenir aux besoins de ma famille. Je suis fonctionnaire, je n’ai pas à me préoccuper de l’essentiel des besoins matériels du foyer. Et je dois avouer : je ne me sens pas en temps de guerre. En revanche, j’imagine un peu mieux comment tout tient à ce qui se joue ailleurs que chez moi. Je n’ai pas peur pour ma vie, à aucun moment, mais je m’impose de rester à l’appartement pour ne pas risquer de contaminer quelqu’un.e. « Nous sommes comme des pestiférés », écrivait le soldat Sartre en 1939. Je retiens ces mots, mais je me rends compte qu’ils ne me concernent pas. Je ne sais pas si je suis « porteuse asymptomatique » du « mal » ; tout le monde peut l’être, si bien que la distinction entre les militaires et les civil.e.s, les ami.e.s et les ennemi.e.s, ne vaut pas. Le champ lexical connaît des variations. Le lexique militaire s’entend et se lit de moins en moins, même si on se laisse prendre par la mise à jour quotidienne des statistiques funèbres du « Covid »….
… « du Covid » ou de « la Covid » ? Le mot change de genre en cours de confinement. On féminise le virus sans grandes difficultés, plus facilement que d’autres termes. On neutralise apparemment le problème par l’habitude. Question de langage, mais ça ne se passe pas de mots : ni la pandémie, ni son ancrage dans les langues et dans les récits, ne doivent être refoulés dans un silence docile.
Non pas qu’il faille refuser tout silence. J’ai été silencieuse, notamment quand j’ai eu peur pour les personnes « covidées » de mon entourage. C’est la première fois que je l’écris et que j’essaye de transcrire mon vécu.
C’est aussi la première fois, dans cette période de travail « en distanciel », que je fais la plupart de mes cours dans le silence de l’écrit. Le rapport au métier change. Il est encore plus facile de ne plus bien voir la ligne qui sépare les heures laborieuses des autres heures. Sur ce plan, le « Corona » et les temps confinés s’étendent encore un peu. Ce plan, intégré à d’autres, nous suivra encore longtemps, dans une angoisse moins forte, peut-être, mais réelle, assurément. Aujourd’hui, je n’ai plus peur pour mes proches, mais je suis sensible à cette angoisse que j’entends autour et au-dedans. Je crois qu’elle relève de ces deux expressions verbales qui me suivent, avec Marx et avec Sartre, depuis quelques années : « changer le monde », « changer la vie », avec le même verbe pivot qui a la valeur d’une injonction, et qui ouvre tant de perspectives, dans la confusion du possible et de l’impossible.
J’ai toujours eu du mal à assimiler l’angoisse à une « affection fondamentale » qui nous révèle notre « être-pour-la-mort ». Pourtant, il était question de la mort, entre mars et mai 2020…mais, pour moi, il s’est toujours agi de la mort des autres : pas de la mienne. En revanche, l’angoisse me parle dans sa résonance avec la liberté, d’une liberté de la responsabilité individuelle et collective, qui pose la question, si personnelle et politique, des conditions du changement.
Comment revitaliser notre époque ? Ou bien : comment faire pour faire naître une nouvelle époque ? Dans tous les cas, cela ne se fera pas sans une autre écoute de la langue, écrite et orale. Une écoute sensible à « qui » parle, à l’objet du discours, au cadre qui l’entoure, aux échos avec d’autres discours. Une « politique de la prose » qui ne tombe pas dans le nihilisme, mais dans l’exigence de « penser et repenser » le politique, sans le séparer de son maillage langagier. Par-là, peut-être, serions-nous plus attenti.ve.fs aux mécanismes de l’ignorance qui nous séparent de ce que nous produisons : les pandémies et les morts d’un temps que nous ignorons tant. Par-là, pourrions-nous entrevoir des lendemains qui, sans chanter, pourront au moins « parler ». Pas seulement laisser « causer », mais donner à chacun.e l’écoute d’une parole légitime, par quoi « hier », « aujourd’hui » et « demain » pourront véritablement parler à tou.te.s.