Imaginez un pays où subitement, brutalement tout bascule. Un peuple descend dans la rue et en descendant transforme l’idée qu’il se faisait de lui-même, les rencontres, les assemblées et les comités se multiplient. Imaginez un pays qui après des longues années de dictature réussit finalement à parler publiquement de politique, de conditions de vie, où le mot précarisation (naguère absent) est désormais dans la bouche de tout le monde. Dans les taxis, les épiceries ou les cafés on parle avec un espoir mêlé d’inquiétude. Ce qui viendra n’est peut-être pas la révolution (et pourtant on ne sait jamais, il n’y a pas de calcul possible) mais tout au moins une transformation radicale dans la manière dont on conçoit la vie en commun.
Imaginez un pays où tout est mis en question, même et surtout la manière de poser les questions. Les murs du centre-ville sont pleins de graffitis, affiches, consignes. « El pueblo unido » est le nouvel hymne national, le drapeau de l’un des peuples indigènes le plus opprimé, le plus discriminé du pays est présent dans chaque manifestation, la place la plus important de la capitale est rebaptisée « Place de la dignité ». On part travailler le matin, on ne sait pas si en rentrant il y aura une manifestation, un rassemblement, un blessé, un mort. Chacun a une opinion sur ce qui passe, personne n’est d’accord et cela ouvre la possibilité d’un dialogue. La police, cela ne saurait vous étonner, s’applique à sa tâche avec la férocité que l’on connaît : 352 personne ont été blessés aux yeux, 34 sont morts. Nous n’oublions pas ces noms.
Imaginez un étudiant qui, après avoir obtenu son diplôme de doctorat, rentre dans son pays. Ce pays est le Chili, cet ex-étudiant c’est moi.
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Je suis rentré à Santiago en décembre 2019, lorsque la situation s’était un peu apaisée. À vrai dire, cela se sentait comme une sorte de pause ou de trêve : les vacances d’été, la fatigue et les accords passés entre la gauche parlementaire et la droite pour rédiger une nouvelle Constitution avaient contribué à affaiblir les manifestations, mais le « printemps chilien » était loin d’avoir touché à sa fin. On parlait de mars comme le jour-j, une offensive se préparait. Je me souviens des mots de la fromagère du quartier, une dame septuagénaire : « J’espère que quelque chose se passera en mars, peu importe si c’est violent ou pas, si je dois fermer ma fromagerie et perdre mon travail pour que ça change, c’est volontiers que je le ferai. C’est mars ou rien. » Or, nous savons tous ce qui s’est passé. Une semaine après le 8 mars, l’une des plus grandes manifestations au Chili depuis la dictature, des mesures de confinement ont été adoptées. Personne ne manifeste, le peuple n’est plus dans la rue, les façades ont été repeintes. Alors rien ? Cela fait deux mois que je ne vois pas ma fromagère, elle fait partie de la « population vulnérable » et a décidé de fermer temporairement sa boutique.
Au Chili nous sommes donc passés de l’expérience d’enfin vivre ensemble à celle de vivre avec la pandémie, en l’absence des autres et même peut-être en absence du monde. Depuis le début du confinement, la question se pose : comment continuer ? Or, il se peut que la question ne soit pas de continuer mais d’interrompre ; de cumuler des forces mais de s’ouvrir à la fragilité que nous partageons tous. C’est sur le fond de cette fragilité qu’une nouvelle force peut surgir, c’est à partir de l’incertitude que nous pouvons construire quelque chose de nouveau. En octobre, nous vivions ensemble le temps d’une manifestation, d’une assemblée de quartier, d’un comité étudiant, nous avions une idée — même approximative — de ce que nous voulions. On partageait la rage, certaines positions, quelques espoirs de transformation. On était solidaire de la misère des autres. Il s’agit désormais de la fragilité de nous tous, sans exception. Ce qui nous lie, ce n’est plus un ensemble d’idées qui guide l’action mais le manque de tout repère, de toute orientation. Et précisément, la pandémie nous force maintenant à nous interroger sur tout ce que nous croyions sûr : ce que « vivre » et « ensemble » veulent dire. Elle nous montre à quel point ce que le féminisme nous a appris à appeler « reproduction sociale » est central pour comprendre le travail. Ce n’est pas que nous sachions, aujourd’hui que nous la risquons, ce qu’est la vie, ou que la séparation nous apprenne l’importance d’être ensemble, de se toucher, de s’écouter, de se regarder. La précarité ne date pas non plus de mars 2020. En revanche, un questionnement profond sur notre rapport à la mort, à la vie et au travail s’impose. C’est à partir de ce questionnement qui n’accepte aucune réponse concluante, ferme ou définitive que nous construirons une manière, toujours fragile, de « vivre ensemble ». Ce n’est pas une vision optimiste, ce n’est surtout pas faire d’une crise une opportunité. La pandémie n’est pas une chance. Il s’agit peut-être d’un pessimisme hyperactif, quelque chose qui n’est ni triste ni fataliste, mais qui se donne comme but de changer continuellement la problématisation, et qui pense que cette re-problématisation — en même temps qu’elle nous laisse démunis — est aussi un travail de création.
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En décembre, sur les murs à Santiago on lisait : « Maintenant que nous nous sommes retrouvés, ne nous lâchons plus ». Cela donnait du courage, il est vrai, mais tout a changé. Et alors ? Alors, lâchons-nous pour nous retrouver ailleurs, autrement, avec de nouvelles forces. Nous ne serons plus les mêmes, il nous faudra tout réinventer. Nous le ferons, j’en suis sûr.