Quand je suis rentré en Europe, mi-janvier, pour y passer les vacances du nouvel an lunaire, Taïwan avait déjà commencé à mettre en place des mesures pour la contention d’un virus dont la presse internationale n’avait presque pas commencé à parler. La rapidité de cette réaction, motivée par l’expérience traumatique du SARS en 2003, est un des facteurs qui expliquent l’énorme succès de Taïwan dans cette crise : moins de 500 cas, dont seulement une cinquantaine contagionnés à Taïwan (le reste de cas étant tous « importés »), et 7 morts, alors qu’au départ, avec plus un million de ses habitants résidant en Chine et retournant pour les fêtes du nouvel an, on pensait que Taïwan serait le deuxième pays le plus affecté.
Je suis retourné à Taïwan à la mi-février, alors qu’en Europe on se moquait encore des effets possibles de cette nouvelle « grippe » – l’Europe, on l’imaginait épargnée par principe. Le Taïwan que j’ai retrouvé n’était plus exactement le même que j’avais laissé un mois plus tôt. Non seulement à cause des nouveaux habitudes, comme le port des masques et les protocoles de traçage mis en place partout et largement acceptés par la population, sans doute grâce à la transparence dont l’administration a fait preuve à tout moment. Mais le plus grand changement s’était produit dans l’idée que les Taïwanais se font de leur pays, dans leur « rapport à soi » pour ainsi dire. Les élections du 11 janvier 2020 avaient été marquées par un sentiment angoissant de « destruction du pays » (wángguó gǎn亡國感), partagé mais évalué différemment par les deux principaux champs politiques : d’un côté, les souverainistes du DDP, vainqueurs incontestables des élections, qui craignaient qu’une victoire de l’opposition ne précipite la fin de l’indépendance de facto du pays ; de l’autre, les nationalistes chinois du KMT, partisans d’un rapprochement avec la Chine au nom de la croissance économique, et pour qui les valeurs et l’héritage de la République de Chine (nom de l’État fondé en 1912 et qui gouverne l’archipel de Taïwan depuis 1945) seraient menacés par la montée de l’indépendantisme taïwanais.
Or la crise du coronavirus a radicalement transformé ce sentiment généralisé de danger et de défaite. Non seulement Taïwan a mieux géré la crise que la Chine (dont le succès tardif mais incontestable a été accompagné d’une forte répression, d’une énorme violence d’abord policière, puis sociale, contre la population de Wuhan et, au niveau international, d’une diplomatie de plus en plus agressive) : l’île a aussi été plus rapide, plus efficace et plus transparente qu’à peu près tout le reste du monde. De l’intervention étatique dans la production et de la distribution de masques, gel désinfectant, etc., au contrôle des frontières et la mise en place de quarantaines individuelles pour les voyageurs arrivant au pays, la crise a permis à Taïwan de faire un exercice de souveraineté sans précédent.
Ayant appris à me méfier systématiquement de toute forme de célébration des frontières, j’ai commencé à me poser un certain nombre de questions. Cette confiance absolue dans un « nous » incarné par l’État est-elle raisonnable ? Les intellectuels doivent-ils éviter de participer de cette émotion collective ? La critique philosophique de la souveraineté et de l’exceptionnalité doit-elle l’emporter sur une pratique de la souveraineté qui protège la vie, la santé et les droits des citoyens ? Bref, est-il possible de conjuguer singularité et souveraineté, liberté et frontière, émancipation et contrôle ? Évidemment, ces questions ne sont pas nouvelles, mais le contexte l’est tout à fait. Car qui allait imaginer, il a y a six mois seulement, que cette île isolée diplomatiquement mais connectée économiquement avec le reste du monde serait la grande exception ? Alors que depuis quelques années certains ne voyaient un avenir pour Taïwan que sous la forme d’une « post-nation » (c’est-à-dire d’un territoire dont la souveraineté contestée serait gérée en intérim par des flux internationaux de capital), tout d’un coup ce pays est apparu comme le seul capable de faire ce que tout État-nation au sens le plus traditionnel se vante de pouvoir faire : protéger son dedans, contenir le danger dans son dehors.
Bien sûr, il n’a pas fallu attendre beaucoup pour que Taïwan redevienne un des enjeux centraux du conflit entre les États-Unis et la Chine, et donc pour que le mirage d’une totale autonomie se soit dissipé. Mais cette brève expérience a confirmé ce que j’avais commencé à soupçonner à la lumière des événements à Hong Kong : que les catégories critiques qu’on a hérité de la Guerre froide et de la décolonisation ne permettent pas de comprendre la réalité de l’Asie orientale, ni sur le terrain politique, ni sur celui des idées. Et qu’il faut redéfinir les concepts, ou en inventer des nouveaux, pour essayer de répondre aux enjeux de cette crise qui annonce, qu’on le veuille ou pas, un retour des frontières partout dans le monde.
Certes, à Taïwan, les conditions se donnent pour que cette expérimentation conceptuelle ne conduise nécessairement au pire : tout d’abord parce qu’il n’existe pas une identité nationale au sens fort, mais plutôt une pluralité de récits d’origine dont aucun ne peut revendiquer un droit ancestral sur le territoire, à l’exception peut-être des cultures aborigènes de l’île, aujourd’hui pourtant minoritaires. Aussi, l’attachement taïwanais pour le mot et la pratique de la démocratie, par exemple, s’expliquerait en partie par le fait que ce concept n’est pas perçu comme « étranger », faute d’un critère local fort pour définir ce qui est ou n’est pas « importé ». En général, la transculturalité et l’hybridité culturelle, qui ont souvent été évoquées pour définir le mode de vide et de pensée de Taïwan (et qu’il faut distinguer nettement d’une neutralisation des différences locales à la faveur d’un style globalisé), trouvent dans cette non-fermeture sur soi sa plus riche source d’inspiration. Pourtant, en même temps, la crise du coronavirus nous montre que, dans le cas de Taïwan, cette ouverture à l’autre semble nécessiter de la souveraineté, de l’existence de mécanismes de coupure et de contention. Historiquement, l’île très montagneuse de Taïwan s’est donné sous deux aspects : comme port et lieu de passage, et comme forteresse inaccessible. Sa géographie nous offre donc une image des enjeux auxquels on fait face aujourd’hui.