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picture of a philodendron
Image credit: Philodendron erubescens by Alialb. Distributed under CC BY-SA 4.0.

Philodendron erubescens : Complainte d’une plante de bureau & Manus hominis : Complainte de la main engantée

By Nibras Chehayed and Guillaume de Vaulx

Nibras Chehayed: chercheur post-doctorant (Marie Curie) dans le domaine de la philosophie contemporaine, rattaché au CERILAC (Université de Paris) et à l’Institut français du Proche-Orient (CNRS). Il est l’auteur du Corps aux fils de l’écriture aux éditions Classiques Garnier. Nibras Chehayed is a post-doctoral researcher in contemporary philosophy, affiliated with the CERILAC (University of Paris) and the French Institute of the Near East. He is the author of Le Corps aux fils de l’écriture: Nietzsche après Derrida (Classiques Garnier). Guillaume de Vaulx is a philosopher, attached presently as researcher at the French Institute for the Near-East in Beirut. His principal field of research is classical Arabic philosophy, especially philosophy from the 9th and 10th century, and the history of zoology in Arabic language.

Copyright © 2020 Nibras Chehayed and Guillaume de Vaulx. Published under a Creative Commons (CC BY NC ND 4.0) license.

Philodendron erubescens : Complainte d’une plante de bureau

Dans ce texte, il s’agit de prêter attention à ce qui est privé de voix, à ce qui meurt en silence sans avoir même la possibilité de crier. Dans un bureau déserté par les humains à l’âge du corona virus, une plante oubliée raconte sa vie. Une phénoménologie mineure marque alors son témoignage. D’abord une réduction phénoménologique pour reconduire la conscience aux choses mêmes telles qu’elles se phénoménalisent. Puis une réduction excessive de cette conscience qui se raconte en « je », la conscience réduite qu’a une plante de son monde ambiant, le nôtre, lui-même réduit à la méfiance et l’austérité.

J’ai soif et je me meurs. Je meurs de soif. J’étais près de la fenêtre, quand ils sont partis. Mais quand ils sont partis, c’était encore l’hiver. Maintenant, c’est le printemps, un printemps aux traits torrides de l’été. Le soleil brûle mes feuilles cirées, la terre est sèche, j’agonise. Et rien, deux mois et pas un bruit. Pas un bruit de pas qui annonce que ma terre va être inondée. Pas une goutte. Car en ces lieux, il ne pleut pas sur mes feuilles, il ne bruine pas sur mes racines aériennes. L’air reste interminablement sec.

Rien de comparable à l’endroit où je suis née. J’ai été engendrée par le butinage d’une petite guêpe, je suis née du passage brusque d’un être doué de mouvement qui me détacha de la spathe où j’étais encore accrochée et des suites d’une chute de quinze mètres qui m’enfonça dans un sol humide et moelleux. Dans le cri d’une vie qui jaillit, je crevais l’enveloppe qui me protégeait et dans l’insouciance d’une vie qui explore, je sortis de terre. Dans l’impatience d’une vie qui s’affirme, j’agrippai le premier tronc qui s’offrait à moi et tendais vers la lumière. Alors, dans l’endurance d’une vie qui s’installe, je plongeai des racines dans les pénombres de la terre et l’entrelac des rhizomes. D’autres partirent de chaque nouveau nœud embrasser le tronc d’une étreinte tendre et ferme et s’abreuver des gouttes y ruisselant après qu’un crépitement lointain soit parvenu des cimes. Dans la souffrance d’une vie qui lutte, je déroulai vers le ciel ma liane avant celle des autres, dans une course où devancer, c’est risquer encore d’être recouvert, où être devancé, c’est encore pouvoir recouvrir et surpasser. Il fallait tenir la course pour ne pas être étouffé, il fallait tenir la course malgré le parasitage des larves et des insectes. Chaque nouvelle feuille était la promesse d’une lumière captée, chaque nouvelle feuille était la proie privilégiée d’un prédateur posté. Dans l’exubérance d’une vie qui s’épanouit, j’ouvrai enfin des bractées, gonflai de larges spadices rouge-rosé et présentai mes propres spathes aux insectes qui viendraient les polliniser.

Soudain, un objet tranchant me coupa du sol, rompit mes étreintes, me sépara de mes inflorescences. Que sont-elles devenues ? Ont- elles su lancer des racines vers le sol ? Ont- elles eu la force de produire des graines ? Je n’en sais rien, car désormais je vis en pot.

Ce fut difficile au début. À peine lancé, le méristème des racines touchait les limites du monde souterrain, dans quelque direction que ce soit, le monde s’était refermé, les racines n’avaient plus qu’à s’enrouler, rencontrant plus de racine que de terre. Disparue la générosité du tronc large, le mien était retenu, que dis-je accroché autoritairement à un fin tuteur impossible à étreindre. Et dès qu’une partie de ma liane en atteignait la limite haute, je n’avais plus qu’à retomber avant d’avoir atteint un ciel sans Soleil. Le Soleil avait migré sur le côté. Étrangement, plus longtemps il brillait plus un air intermittent et glacial descendait sur moi, plus longtemps il disparaissait, plus une chaleur sèche montait du sol. Certes, le terreau était riche, et je sortais des efflorescences sans m’épuiser. Mais celles-ci fanaient sans qu’un seul insecte ne les aient visitées. J’étais condamnée à la stérilité.

En contrepartie, aucune larve ne dévorait mes entrailles, autre plante ne suçait ma sève, aucune concurrente ne m’étouffait sous elle. J’étais la plante unique, enfermée dans un petit monde circulaire, j’avais accédé à l’individualité. Les êtres doués de mouvement qui s’accrochaient avant à ma liane au risque de la casser me traitaient désormais avec précaution. Celui au pas léger qui passait ses journées près de la lumière vaporisait et essuyait délicatement mes feuilles. Celui au pas lourd installé du côté de l’ombre revenait toujours avec un peu d’eau dont il inondait mon petit morceau de terre. Plusieurs fois par jour, d’autres pas s’approchaient, d’autres voix se réunissaient autour de moi. J’étais la princesse de ces lieux. S’il m’arrivait de souffrir, c’était d’un excès de tendresse inondant mon carré de terre déjà gorgé d’eau. Ne savaient-ils pas que lorsque les jours sont courts, je n’en requiers qu’à peine ? Et pourquoi m’y plongeaient-ils alors avant de partir pendant le mois d’été ? Ne savaient-ils pas que cela m’étouffait ?

Que sont-ils devenus ? Ils ne viennent plus. Mon monde est sec et j’ai soif. Mes feuilles flétrissent, mes racines ne sont plus que du bois sec. Et pas un bruit depuis deux mois. C’est vrai que cela faisait déjà quelque temps, maintenant que j’y repense, que les choses avaient commencé à changer. Aux vibrations des voix avait succédé le crépitement des doigts. Certains jours, pas une vibration, mais des crépitements qui partaient du côté de la lumière, auxquels répondaient ceux venus de l’ombre. Leurs soins à mon égard s’en trouvaient redoublés, comme si la caresse de mes feuilles les soignait de la violence tactile des claviers. À moi seule, j’étais le don appelant la gratuité, j’étais la nostalgie d’un jardin, le rêve d’un ailleurs. Cela n’eût de cesse jusqu’à ce jour où brusquement les vibrations se turent, les crépitements s’arrêtèrent et ma terre se mit à dessécher.

Ma terre est sèche, le silence règne, et moi je suis à la lumière brûlée par les rayons du soleil. Comment ont-ils pu m’abandonner ainsi sans jamais penser à moi ? Est-il arrivé une catastrophe ? Rien n’a pris feu, j’aurais été la première victime. Parfois j’entends la pluie, juste à côté de moi, mais ma terre reste sèche et personne ne pense à moi. Pourtant j’étais la tendresse de ces lieux.

Tiens, un bruit. Des pas ! Je ne les connais pas. Ils tournent dans l’espace restreint qui m’entoure. Que se passe-t-il ? Que sens-je ? Enfin des gouttes d’eau ! Non, c’est une substance qui ronge le cuticule de mes feuilles, l’air en est plein, elle pénètre mes stomae. Au secours ! Les pas s’éloignent, la substance se disperse. À nouveau des pas. Je les connais ! Ce sont les pas légers de l’être doué de mouvement qui retrouve sa place près de la fenêtre. J’aimerais lui dire à quel point il m’a manqué. Les vibrations de sa voix me parviennent. Mais elles ont changé. Sa voix parle seule, une voix qui ne se parle pourtant pas à elle-même, une voix qui est ailleurs même si elle vient d’ici. Je sens le crépitement du clavier. Pourquoi ne me donne-t-elle pas d’eau ? Pourquoi ne vient-elle pas caresser mes feuilles ? Ne voit-elle pas la poussière qui les recouvre ? Je dois avoir mauvaise mine, mais justement, je devrais éveiller sa compassion. Tiens, elle se lève. Elle s’approche de moi ! Enfin, je sens ses doigts, mais ce ne sont pas ses doigts, ils en ont la forme mais pas le toucher. Pourquoi m’arrache-t-elle ainsi de mon lieu ? Elle sait pourtant qu’une plante ne se meut pas. La voici qui me lâche ! Ne sait-elle pas qu’une plante ne s’agrippe pas ? Que fais-je dans ce monde fermé ? je n’ai plus d’air, plus de lumière pour respirer. Le monde est devenu si petit, le monde est devenu si sec, si sombre, sans air. Pour moi, c’est fini. Une dernière pensée : ma forêt existe-t-elle encore ?

Manus hominis : Complainte de la main engantée

Pour penser le sens du toucher, les philosophes ont souvent privilégié la main. Cet organe leur sembler concentrer en lui la noblesse de l’espèce humaine dans sa différence aux autres vivants qui, eux, ne disposent pas de mains. Étant le propre de l’humain, Martin Heidegger va même l’associer à la pensée : « Penser est peut-être simplement du même ordre que travailler à un coffre. C’est en tout cas un travail manuel [Es ist jedenfalls ein Hand-Werk]1 ». La main ne se réduit pas alors à un organe de préhension. Elle « n’est pas une partie organique du corps destinée à prendre, saisir, voire griffer, ajoutons même à prendre, comprendre, concevoir si l’on passe de Greif à begreifen et à Begriff2 », elle dévoile plutôt « l’essence de l’homme », indique Derrida en lisant Heidegger. Mais que devient la main à l’âge du corona virus ? Dans ce texte, Guillaume de Vaulx et Nibras Chehayed prêtent leur voix à cet organe pour qu’il fasse son témoignage.

Plate comme un pied, voilà ce que j’étais avant qu’il ne se lève. D’ailleurs, plate, je le suis restée encore un temps, alors qu’il était debout sur ses pieds, simple amortisseur contre les chutes, non plus asservie à la locomotion du corps, mais encore au service du visage qui ne doit pas fouler la terre, au service de la tête qui risque d’être blessée. Puis, ses pieds se sont ancrés dans le sol, puis il a assuré son équilibre, et j’ai accédé à l’indépendance. Je me suis tournée de la terre vers le ciel, mon pouce est venu en dialogue des autres doigts, je me suis orientée vers les choses, je me suis tendue vers elles, les ai touchées, empoignées, j’ai senti la réalité du monde qui s’offrait à tâtons, immensité à explorer.

Je fis l’homme maître des choses, j’étais la fierté de cet être que je rendais fier. Il humiliait les autres en m’exhibant, et les autres baissaient la tête. Honteux d’être dé-manis, et se soumettaient à lui et à mes manipulations. Il jouissait de ma possession et me tendait à ses semblables qui tendaient à leur tour la leur : nos empoignades scellaient le pacte des êtres supérieurs. On peut imaginer alors la tragédie que représentait mon éventuelle perte. De ma disparition, nul ne parvenait à faire le deuil, car avec elle le monde de nouveau lui échappait. Je le hantais alors tout le reste de son existence. Je le hantais à la manière dont hante un fantôme.

Je confectionnai toute sorte d’outils, je fabriquai des outils d’outils qui me libérèrent une nouvelle fois. Ma peau s’assouplit, elle acquit la sensibilité. Je me redéployai alors pour explorer les corps, caresser ce qui me procurait ses caresses.

Mais voilà qu’on m’enferme dans des gants comme les pieds le sont dans les chaussettes. Du jour au lendemain, je suis déchue. On m’interdit le contact de mes semblables, de toucher ce qui me touche aussi dès que je le touche.

Comment l’homme pourra- t- il encore avoir un monde, sans mon toucher qui fasse le lien entre ce qu’il voit et sent, et ce dont il goûte et jouit ? Comment l’homme pourra- t- il encore croire à l’existence d’un monde, sans mon toucher qui vienne apaiser ses doutes et lui dire : oui, cela est.

Condamnée à l’insensibilité, je suis affairée au tapotage machinal des claviers, du contact des écrans receleurs de la tactilité volée. Je tapote et je contacte à toute vitesse, dans l’impatience qu’on me rende à ma destinée, celle de ne pas en avoir. Je tapote et je contacte à toute vitesse, dans la distraction du sort qui me menace, condamnée en sursis à effectuer des tâches pour lesquelles le timbre de la voix et le mouvement de l’iris suffiront bientôt. Je vis alors dans le chagrin anticipé de celle dont demain on ne voudra plus et qui, si elle meurt, ne sera plus regrettée. Car êtres- là ne sont pas hantés par les fantômes.


  1. Martin Heidegger, Qu’appelle-t-on penser ?, traduit par Aloys Becker & Gérard Granel, Paris, PUF, 1973 [1959], p. 89-90. Cité par Jacques Derrida in Psyché : Inventions de l’autre, Paris, Galilée, 1987, p. 425‒26. ↩︎

  2. Jacques Derrida, Psyché, p. 427. ↩︎

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