De nos jours, un doctorant a de la chance s’il trouve l’opportunité de mettre en pratique ses connaissances acquises tout de suite après sa thèse, qui aura duré des années, après les nuits d’insomnie qu’il aura passées et les longs monologues qu’il aura tenus devant une audience à convaincre. C’est pourquoi ce fut pour moi une sorte de privilège, après avoir soutenu une thèse sur l’ascétisme en 2019, de pouvoir ces derniers mois me confronter à un ascétisme authentique, vécu – et ce qui pourrait paraître à certains un sujet ancien voire démodé devint tout à coup une rude réalité.
Au début du mois de mars, devant un public parisien, j’ai parlé de l’ascétisme en citant un poème d’un ascète taoïste qui mena une vie érémitique, tel un arbre au sommet d’une montagne ; éloigné de la foule, l’ascète se rend disponible à une vraie vie, à l’écart des semblants de vie, des spectacles, des luxes. À ce moment-là, je n’ai pas envisagé que ce discours deviendrait, en quelque sorte, un prélude à l’épreuve que j’allais affronter pendant les mois suivants. A la mi-mars, j’ai pris l’un des derniers vols à destination de Berlin où je devais m’installer, en comptant y passer un « gap year », c’est-à-dire une vacance véritable – à mon avis – pour me retirer provisoirement de la philosophie. Malgré ma motivation, cette « vacance » aura eu un sens peu conventionnel, qui se réfère plutôt à un « trou » dans le curriculum vitae, difficile à résumer.
Au lieu du mot allemand « Ausgangsbeschränkungen » (le mot allemand pour « confinement »), je trouve le binôme « jin-zu » (禁足) – signifiant littéralement en chinois « interdiction de pieds » – plus concis comme appellation de cette « vacance » que je passe dans la métropole. Quand j’hésite à mettre un pied dans un tram en direction du centre-ville, je vis, en quelque sorte, une vie ascétique, une vie faite de contraintes de toutes sortes parmi lesquelles l’impossibilité d’une rencontre qui aurait lieu quelque part à plus de 5 kilomètres de chez moi. Mais ce n’est pas aussi simple que je l’envisageais. Lors de mes promenades quotidiennes de la cuisine à la chambre, les écouteurs enfoncés dans mes oreilles, mes yeux collés sur l’écran font semblant de rattraper les distances que mes pieds ne peuvent parcourir. Au lieu d’entrer en contact, je me mets en connexion. Est-ce une disponibilité ? Je ne sais pas. Mais je suis sûre d’une chose seulement, c’est de ne pas avoir été une ascète au sens traditionnel du terme – si je songe aux 3 kilogrammes que j’ai pris durant les « Ausgangsbeschränkungen ».
Un autre mot, la discipline, m’est venu à l’esprit en février, avant le début du confinement en France, un jour où je me suis promenée dans le Parc Montsouris avec une amie. À la vue du masque que je portais, les gens dans le parc nous jetaient des regards méfiants. Mon amie me demanda : « Est-ce que tu es malade ? » Je lui ai expliqué que non, que c’était pour me protéger. Mais ce qui me frappa, c’est ce qu’elle affirma ensuite : loin de me protéger, le masque risquait au contraire de me mettre en danger. Elle m’avertit que des Asiatiques portant des masques avaient été évacués des transports publics et agressés dans la rue. Ainsi, la suite de notre promenade fut divertie par un débat concernant la question suivante : le fait de ne pas porter un masque en raison du risque d’être évacué ou agressé peut-il être considéré comme une « discipline » de son corps ?
Ce soir-là, lors d’un cours de chinois que je donnais, je ne cherchais guère à cacher mon masque devant les élèves. En me voyant essayer de différencier l’articulation du caractère qi de celle du caractère ji, ils se sont mis à rire. Pour prononcer le caractère qi, il faut expulser fortement de l’air par la bouche ; je l’articulai, le masque se gonfla. Pour le caractère ji au contraire, l’air reste dans la bouche ; et lorsque je le prononçai, le masque ne vibra même pas. Un élève remarqua alors que c’était l’un des cours les plus pédagogiques qu’il avait jamais eus. J’étais très reconnaissante à mes élèves de ne pas m’avoir évacuée de la classe !
Sur le chemin pour rentrer à la maison, j’ai reçu un message de ma mère qui me rappelait : « garde ton masque ; si on t’attaque, va- t’en ! » En voyant ce message envoyé depuis ma ville en Chine – encore en plein confinement –, je me suis demandé depuis quand ce petit accessoire, le masque, était devenu le symbole d’un héroïsme. Alors même que je ne faisais que marcher tranquillement dans la rue, sans le savoir, j’étais une héroïne. Je défiais inconsciemment toute une culture en me « masquant la face ». A moins que tout ceci ne soit qu’une mascarade ?
J’espère pouvoir survivre à cette double épreuve – disponibilité et discipline – qui demeurera, sans doute, après ma « vacance ».