Du Pays d’Oc à l’Île-de-France d’Oïl, du Tarn à la Seine, de la terre à la pierre, du petit village à la mégalopole. Rabastens-Paris à vol d’oiseau c’est bien plus qu’un kilomètre, c’est plus que cent kilomètres et, en période de pandémie, à vrai dire, ce n’est ni plus ni moins, c’est tout simplement un abîme spatio-temporel et mental que l’on ne saurait ramener à une mesure quantitative.
Si les oiseaux en question, pour leur retour chez eux après un long confinement, ne peuvent voler mais sont réduits à rouler sur le goudron d’une autoroute, au milieu du chemin, ils ne se poseront pas sur une branche mais sur la table de piquenique d’une aire de service.
Je ne me souviens plus où cela s’est passé. Ces autoroutes se ressemblent toutes. Sans doute, quelque part entre la Souterraine et le Val-de-Marne ; bref, dans un non-lieu où nous nous sommes arrêtés parce que nos corps l’exigeaient. Autour d’un pâté et d’un bout de pain, nous avons partagé les pensées qui nous hantaient. Le voyage et le non-lieu ont été propices à la naissance d’une réflexion entre quatre amis.
– C’est aux médecins de décider. Il y a des règles pour ça. Il y a des comités entiers qui se réunissent et statuent.
– Pourquoi serait-ce à eux seuls de décider ? Il s’agit d’une question éthique et sociale. En tant que membres de la société, nous avons notre mot à dire.
– Non, c’est une question technique. Si les médecins savent que le vieux va quand même mourir ou aura des séquelles irréparables alors que le jeune va assurément guérir…
– Dans ce cas, la société aura des informations précieuses pour la décision… et puis, dans ce cas, en vérité, la question ne se pose presque pas. Il faudrait la repréciser : le choix est de décider s’il faut attacher à la seule machine restante un jeune ou un vieux sachant que dans l’un comme dans l’autre cas la personne intubée guérira.
– Même ainsi, le jeune. Car, le vieux a fait sa vie et il mourra de toute façon quelques années plus tard.
– Tu dis ça que parce que nous sommes jeunes.
– Non, mon grand-père aussi dit ça.
– Alors tu dis ça en suivant l’opinion commune et les recommandations de nos pouvoirs officiels… Pour moi, c’est dégueulasse de hiérarchiser la valeur de la vie humaine comme ça. Personne n’a le droit de dire que la vie d’un vieux vaut moins que celle d’un jeune. Nous sommes tous égaux.
– Et alors que faire ?
– Je ne sais pas. Peut-être le tirage au sort ?
– Mais comment peux-tu remettre un tel choix dans les mains du hasard ?
Rentré à Paris, face à tous ces visages masqués encore plus anonymes que d’habitude, face à moi-même portant pour la première fois un masque car à Rabastens un tel besoin ne se ressentait pas, face à l’angoisse ou à la témérité que je lisais dans les yeux des passants, face aux plus démunis auxquels j’ai commencé à distribuer une fois par semaine un repas comme bénévole d’une association, les choses me sont apparues un peu plus clairement.
Si on en est arrivé là, à ce que les pouvoirs publics demandent à des médecins de décider entre jeunes et personnes âgées, c’est que ces pouvoirs et ceux qui sont derrière eux sont entâchés d’un crime. On n’aurait pas dû en arriver là. Et pourtant, voilà où des décennies de dégradation des services publics et de privatisation de nos bien communs au profit du marché nous ont mené.
Les choix politiques et les régressions sociales ont été justifiés, masqués par une certaine technique, un certain discours de la nécessité, sorte de Dieu moderne et laïque à l’allure faussement scientifique, dont la faillite et les failles ont été mises à nu par l’irruption de l’évènement historique qu’est la pandémie.
Si cette politique moderne avait été « de fond en comble une biopolitique, dont l'enjeu dernier aurait été la vie biologique en tant que telle », alors sans doute l’hôpital public n’aurait pas été autant avili au cours des dernières années, la stratégie nationale vis-à-vis des épidémies n’aurait pas été sacrifiée sur l’autel de la rigueur budgétaire et de la mondialisation et l’on ne serait pas exposés à cette doxa qui plaide pour la vie du jeune contre la vie du vieux.
Derrière cette doxa, semble plutôt se cacher la logique économiciste du profit et du productivisme auxquels la vie humaine a été soumise par le capitalisme : le jeune est considéré comme fort et susceptible de livrer sa peau au marché, une vie durant, le vieux est considéré comme faible, sa peau usée, le marché ne sait qu’en faire, elle est un « coût » pour lui.
La pandémie a non seulement fait apparaître comme chimérique la valeur marchande et financière des biens nous faisant redécouvrir leur valeur d’usage et leur valeur sociale, de telle sorte que l’on a redéfinis comme « essentiels » et « vitaux » des métiers parmi les plus sous-payés et dévalorisés. Elle a aussi révélé le darwinisme social logé au plus profond du capitalisme parasitaire, qui s’est pourtant toujours présenté comme le garant de la vie, de la paix et de la stabilité financière.
La technique qui nous a mené au bord du gouffre est donc toujours là. Certes, elle a fait rapidement amende honorable et a temporairement renoncé à ses dogmes les plus éclatants tels que la rigueur budgétaire et l’interdiction faite à l’Etat d’intervenir directement dans l’économie, mais cela en guise de bouée de sauvetage. Elle semble revenir plus forte qu’avant, imposant des restrictions à notre liberté, accélérant la casse du droit du travail et transformant de plus en plus nos vies en des « télé-vies », ouvrant la perspective cauchemardesque d’une réification complète de l’être humain que ses prothèses numériques couperaient encore plus du monde.
Pourtant, les failles sont grandes ouvertes. Il faut profiter du moment. Par l’action et par la parole collective, il faut empêcher qu’elles soient refermées et érigées à nouveau en montagnes infranchissables. Il faut les ouvrir, les ouvrir encore et encore, au point que d’elles, de notre action et de nos paroles puisse éclore un monde nouveau.