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Northwestern Buffett Institute for Global Affairs

plague of florence engraving
Image credit: The plague of Florence in 1348, as described in Boccaccio's Decameron. by L. Sabatelli. Distributed under CC BY 4.0.

Un panier en osier

By Francesca Musto

Docteure en philosophie à l’École Normale Supérieure de Paris et à l’Université Vita-Salute San Raffaele de Milan, je m’occupe de logique et de métaphysique. Mes recherches portent notamment sur la question du néant et de la négativité dans la philosophie antique.

Copyright © 2020 Francesca Musto. Published under a Creative Commons (CC BY NC ND 4.0) license.

« La seule façon de mettre les gens ensemble — disait Camus — c’est encore de leur envoyer la peste ». Les conséquences sociales d’une maladie qui atteint de manière indifférenciée toutes les strates de la population sont en effet remarquables et inévitables. Elles sont inscrites dans le mot qui la désigne, la pandémie, qui parle d’un démos touché, mais aussi, inéluctablement, transformé, voire créé par un évènement troublant et inattendu.

Cette menace collective joue un rôle d’égalisateur social, car aucune stratification n’est saisissable dans un contexte pandémique. De même que la mort pour Antonio de Curtis, personnage iconique et inoublié du théâtre napolitain qui prendra le pseudonyme de Totò, la pandémie a arasé la société humaine : « Sais-tu ce qu’est la mort ? - demandait-il dans une de ses plus admirables poésies — un niveleur. Un roi, un magistrat, un grand homme, lorsqu’ils franchissent le portail du cimetière savent qu’ils ont tout perdu, la vie et leur nom ». Dans la déchéance biologique, tout humain s’identifie et se retrouve. Dans la morbidité, autrui ne réverbère pas la divergence entre les singularités, mais l’analogie entre les humains. La pandémie est, donc, à l’origine d’une nouvelle totalité, d’une nouvelle proximité entre les hommes.

Une proximité qui se manifeste dans les voix se haussant des balcons de tous les quartiers de Naples. Naples inédite, sérieuse et austère. Naples interrompue, en suspens et en attente. Naples impossible, où la musique est pour une fois incapable d’étouffer le silence. Or, les pasteurs de cette crèche difficile n’ont pas choisi de chanter l’hymne à la patrie, ni d’applaudir un système de santé publique délaissé et maltraité pendant des décennies. Naples a décidé de reproduire le son d’une pensée s’envolant dans les airs à bord des ailes dorées décrites par G. Verdi dans la troisième partie du Nabucco. Elle a également préféré entonner, par le biais des notes populaires d’Andrea Sannino, l’envie de caresser le voisin sans égard pour un demain qui probablement n’existera pas. Ces hymnes au temps présent et à la liberté envahissent les murs inquiets de la ville et, en même temps, ils les franchissent. En effet, ils ne se laissent associer à une spécificité territoriale ; ils conservent, au contraire, une profonde vocation transnationale.

Ils veulent raconter une autre société qui ne saurait exister qu’en fonction d’un nouveau lien entre les personnes. Ce dernier prend la forme d’une corde raide qui, accrochée à une fenêtre radieuse du Vico Pallonetto à Santa Chiara, dans le centre historique de Parthénope, maintient un panier en osier. En temps de Covid-19, lorsque les Restaurants du Cœur ont dû fermer leurs portes à la faim qui, néanmoins, continuait à frapper, ce dispositif ancien a eu tout d’abord la fonction d’assurer l’aide alimentaire aux moins fortunés. Après, l’idée fut de laisser ce panier effleurer le sol et d’en faire le chantre d’un message philanthropique : « Ceux qui ont peu prennent ; ceux qui ont plus donnent ». Ces mots de Giuseppe Moscati, médecin primaire de soin à partir de 1911 à l’hôpital des Incurables, sont le stigmate d’un autre monde possible, de la possibilité de construire un lien capable de définir notre humanité. La pandémie, en ce sens, apparaît comme le passage à l’âge adulte où la conscience de la vulnérabilité de chacun s’accompagne de l’attention aux besoins de l’autre. Ce fil semble alors dessiner l’enceinte d’un nouveau monde, où plutôt d’un nouveau démos. En effet, l’origine sanskrite de ce terme, dayati, conserve la notion de lien et de partage et lui confère le sens d’une répartition équitable des biens et de la terre. Cette même acception apparaît aussi bien dans le Banquet de Platon où le poète Agathon coupe et distribue la nourriture à ses invités, Aristophane et Socrate. Au fil des siècles, Naples a déjà témoigné de la nécessité d’une majeure justice sociale par des démarches spontanées de la part de la population. Le café ou la pizza suspendus ne sont rien d’autre que des différentes manifestations de cette catégorie de l’existence presque disparue dans un univers voué à la production et à l’accumulation du capital : la générosité.

Il s’agit, en posant une offrande dans ces paniers, en payant une pizza ou un café que l’on ne consommera pas, de faire un don à un voisin que l’on ne connaîtra jamais. Ce geste ne fera donc l’objet d’aucun remerciement et d’aucune narration, il ne sera pas récompensé par un regard de reconnaissance ou d’admiration ; le bonheur engendré par cette démarche portera une signature anonyme qui sera la marque impérissable de sa dignité. Ce panier en osier, dont l’image a couru les rues du monde, est alors le symbole d’une nouvelle communauté, voire d’une nouvelle religion - s’il est vrai que cette dernière porte dans la trame de son nom le sens d’un lien entre les hommes établi dans le souci d’un bien majeur : la solidarité. Il apparaît alors comme le manifeste d’un futur possible où l’homme ne serait plus un prédateur au regard d’autrui, il cesserait d’être homini lupus et deviendrait celui qui est à l’autre bout du fil, sans lequel la vie serait impossible, voire insupportable.

Naples, 17 mai 2020, 20 h.

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