Le temps est la dimension ontologique fondamentale qui structure notre rapport intellectuel et pratique au monde. Le confinement à Rabastens, petit village dans le Tarn, en Occitanie, s’articulait autour d’un temps qui me semblait s’écouler trop rapidement pour me permettre d’instaurer un rapport aux autres et aux choses, me livrer du sens. Nous étions de passage, un passage infini d’instants dans l’extension de l’esprit, sans savoir jusqu’à quand. Nous étions suspendus inertes, essayant de soutenir notre routine devenue insoutenable par la contrainte du confinement. Le moindre bruit du bois de la maison nous semblait nous priver de notre intimité.
De Rabastens à Paris, le retour après deux mois de confinement à la campagne entre amis, fait du voyage de deux jours en voiture à la fois une libération et le terrain pour de nouvelles craintes.
Aristote dans la Rhétorique définit « la peur comme une douleur ou une agitation produite par l’imagination, phantasía, de la perspective d’un mal futur capable de produire la mort et la douleur » (Rhétorique II, 5, 1382b). C’est la peur – qui affecte l’imaginaire – que nous éprouvons vivant notre quotidienneté, ne sachant pas si nous sommes victimes ou bourreaux et que nous éprouvons en écoutant les discours politiques. Selon la mythologie traditionnelle grecque, la peur était d’abord une divinité, Phobos, et sa représentation était liée à la guerre. Même si une certaine rhétorique de la guerre revient dans les discours politiques, nous ne sommes pas en guerre.
Sans contrôles policiers sur la route, le retour se fait dans la traversée chromatique qui marque le danger, du vert du sud au rouge du nord de la France. De la province des briques et de l’inconscience, de la nature ordonnée par la main de l’homme, des vignerons, de l’agriculture intensive et des petites coopératives de producteurs locaux, à l’ardoise humaine et affolée des toits parisiens et du rythme frénétique des journées.
Walter Benjamin pensait la ville comme lieu théorique par excellence, lieu où exercer son propre regard critique. Il se serait demandé quel serait l’indice historique contenu dans les images de nos villes confinées, où les chants collectifs par les fenêtres en Italie et les applaudissements en soutien des soignants agrègent, malgré le joug de la terreur médiatique des sociétés de contrôle dans lesquelles s’installe la légitimité d’une limitation de la liberté. Si la liberté se réalise dans notre rapport au monde, il est peut-être urgent de repenser le monde et l’espace démocratique.
Marcel Mauss aurait défini cette pandémie un « fait social total », un événement qui met en question l’ensemble des points essentiels de notre époque anthropocentrique et capitaliste post-industrielle.
Comment mesurer les conséquences psychologiques, éthiques et politiques de la pandémie ? Comment lire cette réponse sécuritaire généralisée à la crise sanitaire ? Nécessaire pour sauvegarder des vies, elle est le symptôme le plus évident d’un malaise généralisé.
Il nous est apparu évident combien la santé publique nous est chère. La dimension politique de la maladie nous a effrayé, avec le comptage quotidien des morts et, pourtant, le sentiment que quelque chose de la mort nous était cachée est présent et opposé à l’omniprésence des cimetières intégrés dans le tissu urbain de la petite ville du sud de la France. La fragilité, la limite entre la vie et la mort nous est tombée dessus, tout comme la division des êtres sur le fondement de critères productifs et d’âge au détriment des couches les plus faibles. On nous présente la vie comme impensable sans technique. L’est-elle vraiment ?
Les premiers jours du dé-confinement, rentrée à Paris, la dureté des regards alourdit les promenades dans les rues et pénètre à travers le masque. C’est le virus qui affecte les rapports sociaux et qui nous appelle à la méfiance répétée par le dictat de la distanciation sociale, la nouvelle règle du « bon vivre ensemble » : la séparation.
Si Dostoïevski affirmait « nous sommes tous responsables de tout et de tous devant tous », nous devrions l’être mais dans le partage. L’écriture peut contribuer à ce partage où l’écrivain engagé, comme le voulait Sartre, dans l’univers du langage, nommant et transformant, fait de l’essence de l’écriture l’expérience même de la liberté. La philosophie et la littérature, ainsi, peuvent se faire actrices d’une résistance contre la violence du présent, actrices d’une recomposition et d’une sensibilisation, celle envers des singularités en permettant dans la compréhension une recomposition de la communauté. Et cela tout en allant au-delà de la non-coïncidence et du caractère intempestif d’une contemporanéité vécue, pour raisonner sur les enjeux politiques et sociaux et instaurer un espace de liberté et de rencontre au-delà de tout confinement de la pensée, pour nourrir l’imagination de chacun comme « une plante qui a besoin de terre et de ciel, de substance et de forme.