Avec la pandémie de coronavirus, toute la planète traverse désormais un moment unique. Les sociétés mondialisées ont délaissé l'économie, le travail et les loisirs pour se consacrer à combattre le virus. Elles se sont arrêtées et sont passées des rapports de force à un objectif de survie collective.
Cependant, il semble difficile de ne pas observer en ce moment incertain qu'il y a eu un changement dans l'atmosphère politique qui nous entoure. Pour certains en pire, pour d’autres en mieux.
Ce ne fut toutefois qu'une photographie transitoire du monde. Peu après le premier coup qui a provoqué une croissance rapide du nombre des personnes infectées et de celui des morts, la pratique des jeux de pouvoir est réapparue tant au niveau mondial que national. Des mesures politiques internes ont empiré la situation de la pandémie dans les pays affichant des tendances profondément anti-démocratiques. Étant donné que le climat autoritaire se conjugue avec la privation de la liberté académique, il est important de mentionner aussi ce segment de la vie publique dans le but d'identifier les enjeux politiques de cette période marquée par la pandémie.
La Serbie est l'un des principaux exemples européens d’une dérive extrêmement autoritaire du pouvoir, surtout depuis 2014. Outre le contrôle de la totalité des grands médias, les nouveaux riches et, en général, la classe économique hégémonique qui détient une énorme part de la richesse globale du pays – le fondement principal du régime présidentiel est une mainmise sur les « classes populaires ». Le parti au pouvoir établit principalement un contrôle sur ces couches sociales en les soumettant au chantage et à l'intimidation, parfois en leur faisant miroiter la possibilité d’obtenir un travail quelconque au lieu de tomber sous le seuil de pauvreté. La Serbie étant l'un des pays, dont le taux d'emploi est l’un des plus faibles d'Europe, le principal levier de la mobilité sociale horizontale et verticale, ainsi que du recrutement dans les entreprises publiques ou privées – dépendant de l'État –, est l'appartenance au parti au pouvoir ou du moins la proximité de celui-ci.
Les recherches sociologiques sur le sujet montrent que les seules catégories sociales jouissant d'une réelle autonomie économique se composent de diplômés vivant dans les zones urbaines et travaillant dans le secteur des hautes technologies, ainsi que dans les universités et les centres de recherche publics. C'est pourquoi, ces dernières années, les dirigeants ont tenté de museler les critiques intellectuelles formulées par les employés de ces institutions en recourant à toute une série de moyens. Dans ce but, elles recourent aux dispositifs légaux permettant d'installer des cadres scientifiques très proches du parti politique dominant à des postes de responsabilité dans les institutions de recherche et d'enseignement. Le cas de l'Institut de philosophie et de théorie sociale de Belgrade (IFDT) offre un aperçu de la situation à cet égard.
Par son histoire et après avoir publiquement soutenu le mouvement social de l'année dernière contre les tendances antisociales, autoritaires et antidémocratiques du gouvernement, reconnu comme le noyau de la pensée libérale, de gauche et critique dans les Balkans, l’IFDT a été durement touché par les mesures répressives entreprises depuis un an par le gouvernement serbe. Afin de prendre le contrôle de l'institut, le gouvernement serbe a ainsi nommé un nouveau conseil de surveillance de l'institut, composé de plusieurs personnalités politiques très controversées. Le ministre de l'éducation a ensuite désigné un directeur par intérim de l'IFDT – le seul dans la totalité du système scientifique serbe qui n'a pas été élu par les employés de l'Institut, mais qui est venu en tant que personne extérieure et, pourrait-on dire, librement imposée.
La pandémie a encouragé le régime autoritaire à instaurer l'état d'urgence inconstitutionnel, le laissant entreprendre de nombreuses manœuvres pouvant être considérées en temps normal comme illégales et illégitimes. À la suite de la déclaration de l'état d'urgence en Serbie, le directeur imposé a décidé de suspendre tous les paiements pour les projets réalisés par l'Institut. Dans le contexte de la grande incertitude causée par la crise SARS-CoV-2, ce geste est apparu comme un nouvel acte de répression contre les chercheurs unis dans la poursuite de la sauvegarde de cet espace critique construit au cours des dernières décennies.
Se rendant compte que leur dernière chance de préserver la mission et le programme de l'Institut reposait sur un soutien international, les chercheurs ont lancé un appel à solidarité avec l'Institut qui a été signé par plus de 500 des plus grands universitaires au monde, dont Jurgen Habermas, Axel Honneth, Judith Butler, Noam Chomsky, Martha Nussbaum, Nancy Frazer, Jeffrey Alexandre, Antonio Negri, Yanis Varoufakis, ainsi qu'en France : Etienne Balibar, Thomas Piketty, Barbara Cassin, Jacques Rancière, Marc Crépon, Frédéric Worms, Pierre-Michel Menger, Michael Lôwy, Patrick Boucheron, François Héran, Jean-Louis Fabiani, Christophe Charle, Christian Lequesne, Michel Wieviorka, Loïc Wacquant.
Il était clair que la communauté académique, ne connaissant aucune frontière, n’accepterait pasd’être réduite au silence. Le caractère solidaire de cet événement, à travers les réseaux d’échanges et de coopération internationale a fait que le gouvernement serbe a renoncé à l’imposition d’un comité administratif à l’IFDT, contrôlée par l’Etat.
Ce genre d'initiatives qui traversent les frontières et sont capables d’orienter l’action politique, donnent de l’espoir en montrant qu'une prise de conscience collective est toujours possible, ainsi que le retournement des tendances autoritaires. C’est la grandeur de la réaction collective, faite d’un sens du devoir collectif, de patience, de civisme et d’indiscipline qui l’a emporté et dont nous sommes aujourd'hui si fiers. Nous désirons que ce succès inspire d’autres individus se battant contre le déclin démocratique. Cette mobilisation inédite, ainsi que le contexte actuel paradoxalement porteur d'espoir et d’inquiétudes, viennent conforter l’idée déjà instillée par d’autres grands mouvements planétaires : l’humanité est un grand espace public commun.
La somme des initiatives prises pour pallier aux défaillances de pouvoirs publics, débordés ou impuissants, sont un rappel urgent et nécessaire de la responsabilisation individuelle et de son pouvoir de protection et du maintien des libertés académiques et démocratiques. Il ne s’agit pas seulement du renforcement du rapport entre pouvoirs scientifique et politique, mais plus largement encore du rapport entre souverain national et souverain international - la preuve de l’existence du cosmopolitisme moral - et la possibilité de victoire d’une communauté hors frontières, hors constructions sociales. Le souverain national n’est plus le seul détenteur de la loi car la réalité elle-même est devenue cosmopolitique.
D’aucuns estiment que le droit international heurte la souveraineté démocratique. D’autres y voient une amélioration. Ce qui est certain aujourd’hui, c’est que ces tensions entre la souveraineté des états et le but normatif d’un monde cosmopolitique sont créatrices de possibilités inédites.
De ce fait, le cosmopolitisme ne marque pas une attitude privilégiée, mais plutôt un champ de contrastes non résolus ; entre attachements particularistes et aspirations universelles ; entre multiplicité des lois humaines et idéal d’un ordre rationnel commun; et entre croyance en l’unité de l’humanité et antagonismes générés par la diversité humaine.
Ce texte a été écrit afin d’éterniser le souvenir de cette lutte internationale qui fut une victoire inestimable non seulement pour l’IFDT mais aussi pour un monde plus cosmopolite et pour la démocratie, vu que celle-ci fut la première des forces démocratiques, et qu'un tel retournement est d’extrême importance pour la Serbie et plus généralement, les Balkans.